samedi 29 mars 2008

Partie 2 chapitre 3

3

"Toute la pluie n’enlève pas la force d’un piment."

[Proverbe guadeloupéen]

« J’en ai marre d’être ici » dis-je à Sentiment assise sur un lit aussi large que long, un petit ordinateur portable posé devant elle. Elle ne leva même pas la tête « Tu fais des progrès Pluie, il y a quelques temps tu nous aurais fait profiter intensément de ta mélancolie. Cependant, j’espère que tu ne nous as pas rejoints uniquement pour te plaindre parce que j’aurais besoin d’une aide plus constructive.

- Et moi, j’aurais besoin de partir d’ici.

- Bien sur Pluie, es-tu capable de retourner seule sur Plume ?

- Non, mais…

- Alors, comme j’ai d’autres préoccupations que tes petits soucis, tu peux les garder pour toi et m’aider. »

J’avais retrouvé Sentiment dans un hôtel sur la côte Péruvienne près de Lima. J’avais espéré que, m’éloigner de l’endroit où j’avais vécu, quitter cette pluie incessante et ses rues mornes et tristes remplies d’imperméables anonymes courbés sous le vent d’automne pour me retrouver au soleil allait me remettre d’aplomb. Quand j’étais entrée dans l’avion à destination de Lima, je m’étais dit que j’étais enfin libre. En tous cas, j’avais essayé de m’en convaincre. En plus, comble du bonheur, l’avion était presque vide, tout au moins en ce qui concernait les classes affaires. Pourtant, j’avais beau me répéter que j’en avais fini avec l’Angleterre, je ne pouvais m’empêcher de penser que je laissais quelque chose d’inachevé. J’étais venue pour empêcher ma mère de révéler des données compromettantes, mais, même si j’avais assuré que je m’en étais occupée, au fond de moi, je n’en étais pas si sûre. Elle avait fini par dire que, si je lui posais des problèmes, elle parlerait. Je pouvais donc traduire cela par : si je ne lui posais pas de problème, elle ne parlerait pas.

Etait-ce vraiment suffisant ? Cette question revenait inlassablement me hanter mais, qu’aurais-je pu faire de plus ?

De toute façon, Sentiment m’avait demandé de l’aider. Qu’elle considère mon insignifiante petite personne digne de lui être d’une quelconque utilité dans ses travaux révélait à quel niveau de délabrement elle en était réduite. Elle était de loin celle qui avait la meilleure connaissance de la Terre. Elle était née sur les Maÿcentres et, fait rare dans la culture Adarii, elle avait vécu là-bas avec ses deux parents jusqu’à douze ans avant de repartir sur Plume sous la tutelle de sa tante histoire de faire des enfants parce que ça se fait. Elle avait appris tout ce qu’il y avait à savoir sur la culture occidentale. De plus, elle maîtrisait parfaitement l’anglais et l’espagnol et connaissait aussi bien les techniques informatiques des Maÿcentres que celles de la Terre, pourtant fort différentes. Mais, la théorie est une chose et la pratique en est une autre et, sans me vanter, j’étais persuadée d’avoir appris bien plus de choses qu’elle durant mes quelques années sur cette planète et elle paraissait s’en être enfin rendu compte. Pour autant, je ne savais pas si je devais me réjouir de voir Sentiment enfin dépassée, ou si je devais être désolée en pensant que cela risquait de retarder encore notre départ. Bien vite, je m’étais décidée pour la deuxième option. Orage, quant à lui, était obnubilé par deux idées fixes : La première était de contacter l’ambassadeur Paya. Il espérait pouvoir compter sur lui pour relayer les Maÿcentres et nous fournir les carburants nécessaires pour nos vaisseaux. J’imaginais mal comment il pourrait faire vu que nous n’avions rien à lui proposer en échange mais, j’imaginais bien qu’Orage pourrait trouver une solution qui arrangerait les deux parties. Il comptait peut-être lui vendre des femmes avais-je pensé en riant avant de perdre mon sourire : Est-ce qu’il n’en était pas capable au fond ? De toute façon, je doutais fort qu’il puisse s’approcher de l’ambassade du deuxième satellite. En effet, le paranoïaque Eysky faisait surveiller Orage dans tous ses déplacements. De même, il faisait aussi surveiller Paya. Pour assurer sa protection disait-il, même si personne n’en croyait un mot.

L’ironie là-dedans, c’est que, quand j’étais sur les Maÿcentres, Eysky nous demandait quotidiennement de nous équiper de transmetteurs de communication et Orage avait toujours refusé, arguant du fait que les gens n’avaient qu’à se déplacer s’ils avaient besoin de le joindre. Evidemment, maintenant que ce genre de technologie pouvait lui être utile, le président avait pris soin de la lui refuser.

La deuxième obsession d’Orage était pour le conseiller Sinshy. Depuis que ce dernier avait évité d’une façon magistrale ses tentatives pour découvrir ce qu’il cachait, Orage était intimement convaincu qu’il était mêlé à quelques affaires délictueuses nous concernant. Là, je trouvais qu’il exagérait. J’avais moi-même côtoyé le conseiller, même si c’était le moins souvent possible. Il avait une forte tendance à m’éviter, ce qui m’arrangeait bien. Il dégageait une haine sans limite à notre égard, mais ce n’était pas le seul. Son crâne totalement chauve aurait fait une piste d’atterrissage parfaite pour chauve-souris, son visage ressemblait à celui d’un corbeau et il avait une fâcheuse tendance à fumer des herbes acres. Par contre, c’était le seul à avoir un certain goût vestimentaire et je m’étais demandé si les tissus de ses vêtements ne venaient pas de Saphir.

A part cela, je ne voyais pas ce qu’il avait de pire que les autres. En plus, Orage le questionnait sans cesse. S’il manigançait quoi que ce soit, nous le saurions.

Quand j’avais débarqué à Lima, il faisait magnifique, ce qui n’était pas étonnant. Je m’étais empressée de passer une tenue plus légère, j’avais remis mes lunettes de soleil et, il fallait avouer que j’avais ressenti une certaine exaltation bien agréable. Mais bientôt, cette sensation oppressante ainsi qu’un sentiment d’urgence qui me disait sans cesse que je devais partir avait remplacé l’attrait de la nouveauté. Les deux filles s’étaient installées en amérique du sud car Tempête voulait voir une ancienne cité d’origine précolombienne, près du lac Titicaca. Elle avait eu l’idée stupide de cacher la navette sous l’eau. Plus discret avait-elle dit. Je n’en étais pas persuadée et il avait fallu que je fasse appel à toute ma volonté pour ne pas faire de remarque à ce sujet. Malgré cela, je n’avais pu m’empêcher d’évoquer les bateaux et plongeurs. Aie confiance m’avait-elle transmis dégageant par cette pensée une assurance illimitée. Je n’avais pas eu confiance mais, j’étais résolue à éviter le sujet.

J’avais trouvé sans mal l’hôtel où elles s’étaient installées. Où plutôt, le taxi de l’aéroport avait trouvé sans difficulté l’adresse que je lui avais remise. C’est Tempête qui l’avait choisi avais-je pensé devant l’immeuble luxueux donnant directement sur la digue face à la mer. Depuis son bref passage aux Etats-Unis deux ans lus tôt, elle avait un goût bizarre pour les grandes tours indigènes modernes. Je ne trouvais pas que c’était ce qu’il y avait de plus esthétique, mais elle y voyait quelque chose d’immense, de majestueux, qui défiait le ciel suivant ses termes.

J’avais repéré facilement la suite des filles. Elle était au dernier étage. J’étais entrée dans un salon immense avec un grand bar, une télévision à écran plat, des canapés de cuir et une large baie vitrée surplombant la mer.

J’avais fait un rapide calcul maintenant que j’avais commencé à retrouver mes notions concernant la valeur de l’argent. J’avais pensé, dans un premier temps, que le compte d’Espoir avait de quoi nous mettre à l’abri du besoin. Ce n’était plus si évident, Malheureusement, je ne me faisais pas d’illusion, de telles peccadilles ne suffiraient pas à les faire renoncer à leurs projets. J’avais posé mon petit sac sur une table et ouvert la porte d’une des chambres avant de me plaindre devant Sentiment qui m’avait rabrouée avec sa douceur habituelle pour ensuite prendre un ton plus conciliant : « Je m’enlise. Il nous faudra des années pour maîtriser tout ça » dit-elle en me montrant une pile de documents et de livres au pied du lit. Et encore, ce n’est qu’un début ».

Et moi, je n’allais pas rester ici des années, ni même des mois. « Ce n’est pas grave. Ce qu’on peut faire, c’est réunir le plus de documentation possible et on s’en va. Quitte à revenir dans quelques mois ou quelques années, une fois qu’on maîtrisera parfaitement le sujet.

- Non. Nous resterons ici le temps qu’il faudra, mais je veux en savoir d’avantage. Plutôt que de te plaindre ou de tergiverser inutilement pour nous faire partir d’ici, tu peux nous aider. »

C’était presque gentiment dit. Je hochai la tête « Que veux-tu que je fasse ? »

Elle me regarda avec son regard froid et suspicieux qui ne m’avait pas manqué du tout.

Ben oui, je pouvais être gentille pensais-je. J’étais prête à les aider. J’étais prête à tout pour partir d’ici au plus vite. En fait, ce n’était pas tout à fait la seule raison. On m’avait amené ici pour résoudre un problème avec ma mère et je m’étais contentée de me disputer avec elle et de m’enliser d’avantage. Raison de plus pour partir d’ici avant que tout explose. Et maintenant, j’apprenais que nous en avions pour un temps fou.

Je n’avais pas encore parlé de Max à Sentiment ni à Tempête, Je m’étais dit que, si j’avais la moindre chance de les convaincre de partir d’ici, je n’allais pas exposer un projet susceptible de les retenir. Mieux valait que je m’en occupe moi-même. Et surtout, pour une fois que je savais quelque chose qu’elles ignoraient, je voulais me délecter un peu de ma supériorité et leur prouver à tous et, en particulier à moi-même, que j’étais capable de garder un secret. Maintenant, je me rendais compte que, si nous avions quelqu’un qui avait déjà fait les recherches, ce serait sans doute plus rapide que de les faire soi-même. Je me surpris même à rêver que le Thibault en question ait pu prouver que ces pistes ne menaient nulle part et que notre présence ici était inutile. Je pris une grande inspiration et me lançai : « Je ne t’en ai pas parlé mais j’ai rencontré un homme qui connaissait Espoir. Apparemment, il avait déjà engagé quelqu’un pour faire des recherches sur les civilisations précolombiennes. » Je lui résumai mon entrevue avec Max.

Sentiment me regarda éberluée. « Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?

- Je ne sais pas, je ne lui fais pas confiance ».

Mentir à une télépathe était extrêmement difficile surtout quand on était lié à elle. Il paraît qu’Orage y arrivait très bien. Il faudra que je lui demande de m’apprendre.

« Si tu crois qu’on a le choix ». Elle ne m’avait sûrement pas crue mais au moins ne l’avait pas fait remarquer, elle savait bien que sa question était tout à fait incorrecte. Elle ne pouvait pas m’en vouloir de l’éluder, même d’une façon aussi grossière.

« Bon, contacte-moi ce Max et dis-lui de nous envoyer son spécialiste. Ensuite, tu t’occuperas de Tempête.

- Je lui ai déjà demandé. Le Thibault Malta en question doit nous rejoindre ici. Quant à Tempête, où est-elle ?

- Partout où elle peut se faire remarquer. Nous ne sommes pas là depuis longtemps et déjà, tout l’hôtel la connaît. Et s’il n’y avait que l’hôtel ! Elle sort tous les soirs et elle utilise le monde qui l’entoure comme des petits pions prêts à obéir à ses moindres désirs. »

Ha non, ce genre de choses m’avait amusée en son temps, mais là, c’était fini. Il fallait que je parte d’ici, alors, tout ce qui risquait de nous retarder ou de nous attirer des ennuis était à proscrire. Tempête avait insisté sur l’importance de ses recherches. Elle me ressassait ses histoires de vieilles pierres depuis deux ans. Soi-disant, ses découvertes étaient susceptibles de nous sauver de l’enlisement face aux Maÿcentres. Alors, qu’elle s’en occupe, mais elle n’était pas ici pour prendre des vacances et je n’étais pas là pour supporter ses extravagances.

« Elle est folle » me contentai-je de faire remarquer à Sentiment « Est-ce qu’elle se rend compte que, si les gens d’ici découvrent ce que nous sommes, ils ne se contenteront pas de nous demander gentiment de rentrer chez nous ? Nous allons nous faire massacrer. Ils sont intraitables et rancuniers en plus.

- Quelque chose de sensé sortant de la bouche de Pluie ! C’est inespéré. Ce n’est pas à moi qu’il faut le dire, c’est à elle. »

L’hôtel donnait directement sur la digue et je n’avais eu qu’à faire quelques pas avant de croiser Tempête. Elle était assise sur un banc et, miracle, elle était seule. Ses longs cheveux couleur d’ambre se déversaient en cascade sur son dos nus coupé seulement par une bretelle de maillot de bain. Le petit tatouage de Maniya au creux de ses reins paraissait totalement déplacé dans cet environnement.

Je m’assis à coté d’elle sans un mot. Je lui faisais confiance pour percevoir à quel point je n’appréciais pas son comportement.

« Tu n’es pas marrante Pluie, mais tu as raison sur un point : La Terre ne te réussit pas. Pourtant, regarde comme c’est beau.

On ne voyait rien. La nuit était tombée. La digue était bien éclairée, mais la mer et le ciel se confondaient ne laissant qu’un immense écran noir face à nous. Je ressentis les pensées de Tempête comme quoi je manquais d’imagination mais je les ignorais. Le paysage ou plutôt, l’absence de paysage, était loin d’être mon sujet de préoccupation principal et ce ne devrait pas être le sien non plus.

« Tu es ici pour travailler.

- Je sais oui, mais je teste un concept indigène : Le week-end, ils appellent ça. Pendant deux jours, tu ne t’occupes que de loisirs. C’est sympa non ?

- Je connais. C’est le samedi et le dimanche et on est jeudi.

- Ha oui ? C’est pour ça qu’ils nomment les jours alors. Ce n’est pas grave, je recommencerais samedi, voilà tout.

- Tempête, ne comprends-tu pas que moi, je veux partir d’ici. Plus tu traîneras, plus je serais coincé. Alors, soit il y a ici quelque chose qui vaille la peine que tu te remues, soit on file d’ici. C’est compris ? »

Je n’allais pas tarder à recevoir les remontrances comme quoi ceux de Taegaïan n’avait pas à donner d’ordre à Maniya en dehors des Maÿcentres aussi, avant que la Tempête se déchaîne, j’en profitais pour préciser qu’elle n’avait pas à utiliser les personnes qu’elle croisait à sa convenance. « Tu agirais de la sorte sur Plume ? » ajoutai-je, enhardie de voir qu’elle restait calme et détendue.

« C’est chez moi, le peuple de Plume me respecte et je lui rends bien. Tout ce que je fais, c’est pour lui. Peux-tu comprendre ça ? »

Je ne l’avais jamais vue me parler de façon si posée. Je repris plus doucement : « Oui, je peux le comprendre, mais toi aussi tu dois te douter que si tu ne respectes pas les gens d’ici, eux non plus ne te respecteront pas.

- Alors, que dois-je faire ? Comment peut-on se débrouiller ? On n’a pas de papier et on est ici illégalement. On est obligé d’agir ainsi.

- Regarde Sentiment » lui dis-je « Elle est discrète et évite la manipulation dans la mesure du possible ».

Tempête ricana. « Sans doute, mais sûrement pas par respect pour les indigènes. Elle les évite comme on ferait un détour devant un tas d’ordure des basses villes. Au moins, moi, je les aime bien. En tout cas, j’aime leur compagnie et ils sont si faciles à manipuler. Ils ne se rendent compte de rien. Et puis, ils dépassent vite l’appréhension qu’ils peuvent avoir envers nous. Il suffit d’un petit coup de pouce et ils te tombent dans les bras. Après tout, ça met un petit peu de piment dans leur existence trop fade.

- Ecoute Tempête, sur Terre, il existe un sentiment particulier qui se nomme : rancune. Quand on leur joue un mauvais coup et qu’ils ont le malheur de s’en apercevoir, ils peuvent t’en vouloir pendant des semaines, voire des années. Ils peuvent même passer leur vie entière sans plus jamais faire confiance à une personne juste parce qu’elle lui a fait du mal.

- Tu n’exagères pas un peu là ?

- Pas du tout, crois-moi.

- Même pour une simple manipulation de rien du tout ? »

Son air innocent m’avait amusé autrefois, mais maintenant, il devenait vraiment ridicule.

« Dans leur esprit, c’est amplement suffisant pour qu’ils n’aient plus jamais confiance en toi et pire, ils sont capable d’étendre leur rancune à tous les Adarii sur un mauvais geste d’un seul d’entre eux.

- C’est stupide.

- C’est comme ça. Alors, fais attention. Il est tard, je vais me coucher. » Je la laissais là espérant qu’elle y réfléchisse un peu mais je me faisais peu d’illusion.

***

Les jours suivant, je les passais avec Sentiment à lui apprendre certains concepts qu’elle ignorait. Elle se passionna vite pour l’utilisation d’Internet dans ses recherches mais n’en découvrit rien de plus pour autant. Il fallait se rendre à l’évidence : elle partait d’une arme entrée illégalement sur les Maÿcentres et de là, elle comptait retrouver toute une organisation. Mais, du trafic d’arme, il y en avait partout sur Terre et elle ne trouverait jamais. J’étais réaliste mais elle ne supportait pas que je lui mette ainsi les points sur les I, aussi, elle m’envoya vite au diable. Pire, elle me chargea de ramener Tempête à un travail plus constructif. Cette dernière devait préparer une petite expédition afin d’aller voir la cité de Tiwanaku. C’était la dernière piste qu’évoquait Espoir dans ses recherches. Je me souvenais avec quel empressement elle parlait des documents de mon père sur cette cité et, maintenant qu’elle l’avait quasiment à portée de la main, elle traînait, papillonnant d’un plaisir à l’autre, avide de découvrir le luxe de la haute société péruvienne. Elle avait repris le prénom de Véronique et se disait française. Elle avait même appris quelques mots de cette langue qu’elle mêlait avec art à ses rudiments d’espagnol et d’anglais. Par contre, elle n’avait pas repris les manières précieuses qu’elle avait arborées lors de notre dernier séjour. Cette fois-ci, elle avait gardé cette image d’aguicheuse qui désespérait les prudes Maÿcentres et qui me semblait presque aussi déplacée ici. J’y repensais encore alors que j’attendais désespérément qu’elle finisse ses essayages. Je l’avais accompagnée à Lima pour acheter quelques vêtements pour marcher dans la cordillère des Andes et, du coup, elle s’était prise d’une frénésie pour faire les boutiques. Dans son cas, c’était de la démesure. De toute façon, avec Tempête, tout était toujours exagéré.

Trop de vêtements, trop courts, trop colorés, trop voyant.

« Non, Tempête, nous allons dans la cordillère des Andes marcher pendant des heures dans un terrain difficile. Il faut des vêtements pratiques : des shorts, des pantalons ». Voilà ce que je lui avais dit. M’avait-elle écoutée ? Je craignais que non et, en la voyant sortir de la cabine, mes pires craintes furent confirmées. « Qui espères-tu séduire là-bas avec ce genre de tenue ? » Dis-je en désignant la toute petite robe aux motifs psychédéliques qu’elle avait enfilée.

Ca faisait dix jours que Max m’avait promis de me mettre en contact avec Thibault Malta qui avait soi-disant étudié les civilisations précolombiennes et depuis, je n’avais aucune nouvelle. Pourquoi ne lui avais-je pas demandé directement les coordonnées de ce Malta ?

Tempête se tourna vers le vendeur et lui effleura la veste pour attirer son attention. « Qu’en pensez-vous », dit-elle « est-ce trop ? ou pas assez ? » Son regard d’allumeuse le dévisageait effrontément, un doigt sur sa lèvre, s’agrippant mentalement à lui telle une mante religieuse prête à l’engloutir. Elle se décida à le lâcher le laissant dans la plus totale confusion, totalement subjugué et effrayé à la fois et se tourna vers moi comme si de rien n’était. « Je la prends quand même. J’aime bien ». Tempête avait l’avantage certain de n’être absolument pas rancunière comme tous ceux de Plume. D’un autre coté, j’avais bien peur que mes recommandations lui passent par dessus la tête. Je pense qu’elle écoutait, je crois même qu’elle y réfléchissait et j’étais presque sûre qu’elle oubliait. Ou plutôt, elle était bien trop excitée par la liberté dont elle jouissait ici pour avoir envie de s’en souvenir.

Sentiment m’avait avouée que c’était pour cela qu’elle avait préféré continuer calmement quelques recherches et me confier la tache de la raisonner et de la surveiller puisqu’elle ne se sentait pas capable d’y parvenir. Dans une certaine mesure, j’étais assez contente de moi. J’avais réussi à travailler avec elle sur ses théories comme quoi il aurait existé une ancienne civilisation qui aurait disparue lors de grands bouleversements dus à l’attraction de la planète que Vengeance avait baptisé Ellipse. Par un miracle que je n’aurais pas imaginé possible et dont je remercie la chance, nous trouvâmes des théories attestant d’une possible modification des pôles dans les dates calculées par Tempête. Bien sur, cette thèse n’était pas des plus répandues et son origine plutôt douteuse mais cela suffit à pousser l’enthousiasme de Tempête. Aussi, bien que je n’en voyais pas la moindre utilité, je m’évertuai à rechercher des preuves théoriques corroborant ses idées telles : certaines roches dont l’orientation cristalline était inversée ou des histoires de Mammouth pris dans la glace, dont l’herbe ingéré n’était pas putréfiée comme s’ils avaient été pris par un froid soudain. Je devais bien considérer mes informations comme maigres, mais cela parut suffire. Du moins, pendant un jour ou deux, car son attention paraissait s’être de nouveau déplacé vers des motifs beaucoup plus futile.

Nous avions passé la journée entière dans les magasins de Lima. Ou, plus précisément, elle m’avait traînée dans toute la ville sans que je puisse arriver à lui parler un instant sérieusement. Je remarquais tout de même qu’elle avait fait de nombreux efforts. Elle se faisait toujours remarquer par ses tenues extravagantes et son comportement indécent mais, de toute façon, quoiqu’elle fasse, elle attirait l’attention. Elle portait aussi d’énormes lunettes de soleil ridicules mais, c’était déjà un grand progrès. En plus, elle parlait moins fort et en anglais, utilisait la télépathie pour les sujets devant rester discret ou pour rabrouer Sentiment et ne sortait plus le soir. J’aurais donc dû être rassurée, pourtant quelque chose me gênait encore.

« Tiens, essaie ça », dit-elle en me tendant une petite robe de coton rouge vif que je pris pour la reposer un peu plus loin.

« Tu as des nouvelles de ce Thibault Malta ? » continua-t-elle feignant de ne pas s’en apercevoir

« Non rien. Je m’en veux, je n’aurais pas dû faire confiance à ce Max. J’aurais dû au moins prendre ses coordonnées » Je continuais en pensant que j’aurais aussi dû refuser de perdre ma journée à piétiner dans ces boutiques.

Elle haussa les épaules et je la suivis à contre cœur dans la boutique suivante.

On ne rentra pas avant le soir dans le salon de la suite et je m’écrasai littéralement dans le canapé. J’avais les pieds en feu, je transpirais et je me sentais sale.

« Plus jamais ça » dis-je à Sentiment qui me détaillait des pieds à la tête, assise tranquillement devant son ordinateur. Pourquoi était-ce toujours elle qui restait ici tranquille ? Après tout, je saurais bien mieux qu’elle m’occuper de ses recherches.

Tempête se déshabilla au milieu du salon tout en continuant à parler. Elle n’avait pas l’air fatiguée le moins du monde « Si tu veux mon avis, on s’en sortira bien sans lui. Moi, je vais prendre une douche.

- Elle parle de Thibault Malta » précisai-je à Sentiment qui n’avait pas eu droit au début de la conversation.

A peine avait-elle disparu dans la salle de bain que Sentiment m’énuméra les problèmes qui nous attendaient : « J’ai réuni quelques informations au sujet de Tiwanaku. Les recherches ne vont pas être évidentes. Les ruines se trouvent à près de quatre mille mètres d’altitude. En plus, c’est un site touristique, ce qui veut dire qu’il y aura du monde. Sans parler du fait que de nombreux chercheurs ont étudié ce coin sans rien découvrir de particulier. » Elle s’arrêta un moment avant de reprendre : « Tu as réussi à calmer Tempête ?

- Personne ne calme Tempête. Je crois qu’elle admet qu’il faut faire certains efforts, mais elle est excitée comme une gamine qui est restée enfermée des années et qui se sent enfin libre.

- C’est un peu le cas. Allez, Petite Pluie abat grand vent.

- Tu te mets aux dictons maintenant ? »

Quelques coups frappés à la porte attirèrent mon attention.

« Si c’est encore un soi-disant ami de Tempête, je quitte la planète » chuchota Sentiment

Une bouffée d’espoir m’envahit à cette idée. Malheureusement, je n’imaginais pas qu’elle puisse parler sérieusement.

Ce n’était pas quelqu’un de l’hôtel. La personne qui se présentait dans l’encadrement de la porte ouverte devait avoir à peine plus de vingt ans, les cheveux châtains très clairs trop long et les yeux clairs. Il portait un jean beige et un tee-shirt noir portant l’inscription « j’existe » en lettre blanche. Oui, il aurait pu être un ami de Tempête, mais sa tranquille assurance et son absence d’émotion laissait à penser que nous avions plutôt affaire à la personne que nous attendions. Quand Max m’avait parlé de Thibault Malta, je ne sais pourquoi, je m’étais imaginé une réplique de lui en plus jeune. Je le voyais chétif, timide voire effacé. J’avais passé quatre ans sur Terre. C’était suffisant pour acquérir les stéréotypes et lui, ne ressemblait pas du tout à l’image qu’on pouvait ce faire d’un surdoué.

Pourtant, j’aurais pu m’en douter, Max l’avait qualifié de spécial, ce que j’aurais dû interpréter de suite comme : différent et extrapoler en : dangereux.

« Je suppose que vous devez être Thibault Malta ? »

Je me doutais bien que lui aussi avait dû apprendre certaines choses d’Espoir. Il ne restait plus qu’à espérer que ses talents ne dépassent pas ceux de Max.

Il se tourna vers moi puis vers Sentiment, la dévisageant sans aucune crainte apparente, sembla étudier en détail le mobilier précieux du salon, arrêta son regard sur les sous-vêtement que Tempête avait laissés traînés un peu partout et une lueur désagréable passa dans ses yeux ainsi qu’un léger sourire sans pour autant laisser transpirer la moindre émotion. Il prit un chewing-gum, le mâchonna un instant puis s’avança négligemment jusqu’au canapé où il déplaça une serviette de toilette qu’il replia soigneusement avant de s’asseoir et de faire un grand sourire qui illumina son visage.

« Je sens que je vais me plaire ici. » Dit-il enfin.

Et moi, je sentais qu’il n’allait pas me plaire. Il avait l’air trop sûr de lui, trop imbus de sa personne. Oui, c’était cela, il dégageait un air confiant particulièrement désagréable. Rien qu’à le voir, avant même qu’il parle, j’avais eu envie de le faire taire. C’était stupide et irrationnel, mais c’était comme ça. Je n’étais pas comme Tempête. Je ne me délectais pas de l’appréhension des Autres à notre égard, mais son air de tranquille assurance ne me plaisait pas pour autant.

« …que vous aviez certaines connaissances qui pourraient nous intéresser » Sentiment avait commencé à lui parler et, perdue dans mon inspection, je n’avais saisi que la fin de son discours.

« J’ai suffisamment de connaissances sur tellement de sujets que je pourrais intéresser n’importe qui sur n’importe quoi. »

J’avais raison, il n’allait pas me plaire.

Tempête choisit ce moment pour sortir de la salle de bain, ses cheveux trempés dégouttant sur le carrelage, une simple serviette autour de la taille. « Vous n’auriez pas vu une autre serviette traîner par ici ?

- Putain, je sens que je vais adorer bosser avec vous. » Thibault s’était relevé d’un bon pour tendre la serviette à Tempête. Cette dernière le dévisagea sans comprendre. Ne me vois pas, lui ordonna-t-elle tranquillement avant de se tourner vers nous. « C’est qui lui ? »

J’ouvris la bouche pour lui répondre mais Thibault me devança. « Si vous restez habillée ainsi, j’aurais dû mal à vous ignorer ».

Elle se mit à hurler et lui arracha la serviette des mains « c’est quoi cette chose ? Il n’est pas normal, non, pas normal. »

Donc, ses facultés n’étaient pas uniquement intellectuelles comme je le redoutais.

« Thibault Malta » se présenta-t-il en s’inclinant « et vous pouvez me qualifier de “ pas normal ” à votre aise, ça ne me vexe pas, j’ai l’habitude.

- C’est lui que Max nous a recommandé pour organiser l’expédition à Tiwanaku » - mais en fait, il se peut que j’aie omis de te faire part de certains détails que je n’ai moi-même pas encore tout à fait éclaircis.

- Je ne veux pas le savoir, ce type n’est pas net et pas uniquement à cause de sa vulgarité. Renvoie-le de suite.

- Vous pouvez toujours me virer, mais vous ne trouverez personne d’autre d’aussi compétent que moi », s’exclama Thibault tranquillement. « Et je ne suis pas vulgaire » précisa-t-il « Pas toujours en tout cas.

- Parce qu’en plus tu nous entends, mais tu es qui toi ?

- Malta, tu sors un moment ». Sentiment avait dit cela le plus calmement du monde mais quelque chose me disait que, malgré sa sérénité apparente, j’allais encore en prendre plein la tête. »

Thibault nous fit un salut des plus ridicule avant de quitter la pièce.

« Pluie, qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? »

Et voilà, j’avais raison, ça allait être ma faute.

« Apparemment, Espoir aurait découvert certaines possibilités insoupçonnées que posséderaient quelques indigènes et aurait formé ainsi une sorte d’équipe de recherche.

- Il était complètement inconscient, et comment fait-on si ces gens-là se retournent contre nous ? Combien sont-ils d’abord ? Tous les indigènes savent-ils faire ça ? Et ceux des Maÿcentres peuvent-ils l’apprendre aussi ? » Tempête était dans tous ses états et j’avais l’impression de me noyer sous ses questions.

Je tentais d’expliquer tant bien que mal ce que je savais : Que Max savait cacher certaines de ses émotions mais mal. Qu’apparemment, Espoir travaillait sur les capacités psychiques Terriennes mais qu’il n’avait pas révélé les détails à Max sur le sujet.

Tempête repartit de plus belle dans une nouvelle série de questions sans suite, tandis que Sentiment me dévisageait en silence ce qui me parut pire. Elle, je ne saurais jamais ce qu’elle ressentait, mais vu la façon dont elle s’adressa à moi quand Tempête se fut calmée, elle n’était pas contente.

« Et tu comptais nous dire ça quand ? »

Je me voyais mal lui dire : « je ne vous ai rien dit parce que vous me cachez des choses sans arrêt. » Ca paraissait des plus puérils même si c’était la vérité. Je me contentais de répondre à la question de Tempête sur le nombre qu’ils étaient : « Il y a d’abord ce Max que j’ai rencontré et qui ne semble pas bien dangereux, en plus, lui, ne résiste pas aux manipulations. Enfin, je crois. Il paraît qu’il travaillait avec d’autres personnes mais qui ne connaissaient même pas Espoir donc, je ne pense pas que nous devions nous en inquiéter. » Je précisai ensuite, tentant de minimiser la chose, qu’Emma aussi avait une volonté suffisante pour résister aux manipulations et que je la soupçonnais aussi d’empathie à un niveau peut-être même suffisant pour détecter le mensonge. Mais que, au fond, j’étais loin d’en être sûre. Il ne fallait pas dramatiser « par contre, je n’avais jamais entendu parler de quelqu’un pouvant surprendre les conversations mentales.

- Tu veux dire que ta mère, non seulement menace de nous dénoncer, mais en plus, nous n’avons aucun moyen de pression sur elle ? » Sentiment était si furieuse qu’elle avait du mal à le cacher.

« Elle a une faiblesse, elle est très sentimentale. On peut toujours s’attaquer à son entourage », dit Tempête pragmatique comme s’il s’agissait d’une simple formalité.

« Bref » reprit Sentiment « une chose à la fois. Qui d’autre ?

- Thibault et un autre dont je ne sais encore rien si ce n’est qu’ils s’appellent Mike. Il m’a parlé d’une Hélène aussi.

- Il faut filer d’ici » conclut Sentiment.

Mon cœur bondit de joie. « C’est vrai, on s’en va ?

- Non, nous devons d’abord savoir tout ce qu’a appris ce Thibault » dit-elle en faisant entrer ce dernier.

Il se rassit dans le canapé, les mains croisées derrière la tête : « J’en reviens pas qu’il ait passé l’arme à gauche le Maître Espoir. Putain, je l’aimais bien. »

Je m’approchais mentalement de Tempête cherchant un soutien : - Je vais le tuer

Elle ne me répondit pas mais, quittant d’un coup son immobilité, elle se mit à crier : « Non, je ne marche pas. Les Autres ne peuvent pas faire ça, ils n’ont jamais pu et ils ne le pourront jamais. Hors de question de faire quoi que ce soit avec cette ignominie.

- Va t’habiller Tempête plutôt que de crier. Les murs ne sont pas insonorisés », dit Sentiment, puis, se tournant vers Thibault : « Tu sais faire d’autres choses ? »

Il se tourna vers Sentiment. Je n’aimais pas ce temps d’attente qu’il mettait avant chacune de ses réponses comme s’il calculait la meilleure chose à dire et donc la meilleure chose à cacher. « Je ne sais pas lire les pensées si c’est ce qui vous inquiète. »

Tempête sortit de la salle de bain après avoir enfilé une minijupe rose bonbon et un tee-shirt assorti.

« Si c’était pour enfiler si peu de chose, vous auriez pu garder la serviette.

- Mais, jetez le moi dehors, celui-là !

- Calme-toi Tempête », reprit Sentiment. « Quel genre de travail Espoir t’avait-il donné ?

- Toutes les recherches concernant les sites précolombiens. Avant sa disparition, il s’intéressait particulièrement à une cité ancienne. Les recherches n’étaient pas très claires à son sujet.

- Tiwanaku ?

- Oui

- Tu es déjà allé là-bas ?

- Oui, j’ai étudié tout ce qu’il y a à savoir sur cette cité et je suis un des seuls capables de déchiffrer leurs pétroglyphes.

- Dis-nous tout.

- Pas facile, le mieux, serait d’y aller, je vous montrerai.

- Tu as du matériel de recherche ?

- Oui, dans la voiture.

- Bon alors c’est réglé, tu viens avec nous. Mais, si tu peux prendre tes grands airs avec les gens d’ici, avec nous ce n’est même pas la peine d’y penser. Nous commandons, tu obéis et tu commences par surveiller ton langage et nous dire ce que tu sais. »

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