samedi 29 mars 2008

Partie 2 chapitre 6

6

"L'amour-propre est un ballon gonflé de vent dont il sort des tempêtes quand on y fait une piqûre."

[Voltaire]


En début d’après midi, nous étions revenus à Tiwanaku.

Le soleil tapait fort et la peau claire de Thibault n’allait sans doute pas tarder à virer au rouge. Quelques groupes de touristes se baladaient parmi les ruines. Il y avait pas mal de monde aujourd’hui, plus que la veille.

Thibault et les filles s’intéressaient à quelques gros blocs de pierre qui avait dû servir d’anciennes fondations. Tempête avait récupéré un immense chapeau qu’elle avait dû acheter au village, comme si nous n’étions pas assez chargé sans ses extravagances. Elle avait aussi trouvé deux petits ânes pour porter le matériel. Je m’approchai d’eux tandis que Thibault leurs parlait à voix basse : « Tu pourrais en soulever un pour voir ? » disait-il à Sentiment.

« Non, elle ne peut pas », m’indignai-je, « il y a un monde fou ici. Je veux bien croire que personne ne croit à tes histoires d’extraterrestres mais, j’aurais dû mal à penser qu’ils pourraient aussi ne pas se poser de question en voyant un bloc de plusieurs tonnes se déplacer tout seul.

- Miss Pluie, vous seriez étonnée si vous saviez à quel point la plupart des gens sont capable d’éluder ce qui ne correspond pas à leurs attentes. Cela dit, je ne lui ai pas demandé de faire traverser toute la cité à ce caillou, juste de le soulever un peu pour voir. »

Je cherchais des arguments pour éviter cette démonstration inutile mais, au même moment, la pierre se souleva légèrement. Je ne pus m’empêcher de regarder autour de moi. Personne ne paraissait prêter attention à nous tandis que le rocher retombait avec un bruit mat.

Tempête avait les joues rouges de quelqu’un venant de faire un énorme l’effort, j’en déduisis que c’était à elle que je devais cet exploit. « Tu ne pouvais pas le reposer doucement au moins.

- Essaie, si tu veux. Tu verras, ce n’est pas aussi facile que ça en a l’air, ça demande un sacré effort. »

Thibault paraissait concentré dans ses calculs. « Vous pensez pouvoir le déplacer sur quelle distance environ ?

- Pas beaucoup plus. Tu veux que j’essaie ?

- Non Tempête tu n’essayeras pas ». Mais, vu la façon dont elle me regardait avec un grand sourire, elle avait proposé cela juste pour me faire réagir. Peut-être qu’en effet j’étais un peu paranoïaque. Non, j’étais juste prudente et Tempête inconsciente.

- Vous ne pourriez pas me soulever moi ? » Reprit Thibault entrant dans son jeu. « Juste pour rire un peu.

- Ce n’est pas possible » reprit Tempête « On ne peut pas utiliser une telle méthode ni sur toi ni sur aucun animal. Il existe des forces de résistances chez tous les êtres vivants, mais je ne sais pas trop comment ça marche.

- Cela dit, si tu veux vraiment que Tempête te soulève par télékinésie, je peux peut-être arranger les choses. Une fois mort, le corps oppose nettement moins de résistance ».

Thibault me dévisagea sans laisser poindre la moindre émotion, pointa son doigt vers moi tout en inspirant profondément mais Sentiment lui baissa la main avant qu’il puisse réagir. « Cela dit » reprit-elle comme si de rien n’était « pour les pierres, en s’y mettant à plusieurs, c’est concevable. Bien sur, pas sur des centaines de kilomètres. »

On m’avait enfin expliqué que le but de l’expédition consistait à retrouver les carrières de pierre ayant servi à construire la cité de Tiwanaku. Thibault en avait déjà retrouvé plusieurs. Il voulait faire la route à pied car il soupçonnait qu’il pourrait y avoir certaines traces laissées par les anciens. Il disait que toute la géologie de cette région était bizarre : Que les collines étaient trop régulière et leurs sommet bien trop plat et surtout, il n’avait pas trouvé d’autres moyens de locomotion dans cette région montagneuse. Je ne voyais pas en quoi cela présentait une telle expédition jusqu’à ce qu’il me dise qu’il y avait environ cent kilomètres à parcourir dans un terrain montagneux avant d’arriver à cette hypothétique carrière. Je pense que c’est vraiment à ce moment que j’ai réalisé en quoi cette cité était exceptionnelle. Jusque là, j’avais admis qu’elle pouvait avoir quinze mille ans sans trop de difficulté, j’avouais qu’utiliser des blocs d’une telle masse devait sans doute demander des moyens techniques importants mais, je n’avais pas un instant imaginé que quiconque puissent les transporter sur une si longue distance. Je commençais à trouver, qu’au fond, nous avions peut-être bien fait de venir nous perdre dans ce trou perdu et mon intérêt augmenta encore lorsque Thibault narra la légende sur la construction de la cité où il était question de pierres transportées dans les airs au son d’une trompette dont jouait un être doué de dons pour le moins exceptionnel.

On partit donc dans l’après midi. Je n’avais pas l’habitude de marcher plusieurs heures d’affilée et, même si le paysage était grandiose, je fus soulagée quand Tempête s’arrêta dans la contemplation d’un gros rocher. J’en profitais pour m’asseoir jusqu’au moment où, en observant plus attentivement, je vis que le rocher qui fascinait tant Tempête était une termitière d’où sortait des dizaines de petites bêtes. Je fis un saut en arrière. J’avais horreur des insectes. Je pense que c’était la chose qui m’avait le plus terrifiée en arrivant sur Terre. Il y avait toute une faune minuscule qui fourmillait partout sous mes pieds et je n’avais jamais pu m’y habituer. Espoir me disait que c’était comme un monde parallèle et m’incitait à les observer au cours de promenades dans la campagne mais, je m’accrochais à son cou et lui déversais un tel mélange de crainte et de dégoût qu’il ne se faisait jamais prier pour écourter ces études et finir l’après midi devant un chocolat chaud et quelques pâtisseries dans un salon de thé huppé de la ville. Je réalisais seulement maintenant que j’allais en plus devoir camper au milieu de cette nature grouillante et hostile. « Pourquoi suis-je venue ici ?» Soupirai-je. Thibault me regardait avec son éternel sourire ironique. J’avais de plus en plus de mal à le supporter

« Quoi ?

- Rien » me répondit-il mais je sentais bien qu’il se moquait de moi.

Je me levai et m’éloignai du groupe. J’avais besoin d’un peu de solitude. Malheureusement, une solitude pleine d’insectes et de plantes piquantes n’avait rien de réconfortant aussi, je m’obligeai vite à rejoindre les autres. En revenant, je croisai Thibault, passionné dans la contemplation de rien. Il me fit signe de ne plus approcher. Je le regardai plus attentivement et compris soudain ce qu’il manigançait. Je me retournai affolée et courus rejoindre les autres : « Sentiment, Tempête » Criai-je. Je les trouvais assise devant un feu et m’arrêtai un instant pour reprendre mon souffle.

« On dirait Orage à hurler ainsi sans raison » me dit Sentiment tandis que Tempête la fusillait déjà du regard.

« Sûrement pas sans raison, je viens de surprendre Thibault. Il est capable de communiquer mentalement. Il est lié avec quelqu’un.

- Bien sur, il en est capable » reprit Sentiment sans paraître le moins du monde étonnée.

- Parce que tu le savais ?

- C’est toi-même qui m’as dit qu’il était en contact avec Mike Gentry à Archuleta. Tu me l’as dit alors qu’on était encore à l’hôtel du bord de mer.

- Oui, il m’a dit qu’il était en contact avec lui mais pas comme ça.

- Comment sinon ? Les hommes d’Archuleta sont tellement pointilleux qu’aucune communication ne peut sortir de la base sans être vérifiée une bonne dizaine de fois. Vu qu’il est au courant de tout ce qu’il se passe là-bas, c’était évident qu’il était télépathe. »

Elle avait l’air de trouver ça des plus naturel. Et Tempête qui ne disait rien. Décidément je ne les comprendrais jamais.

« Tempête tu le savais aussi ?

- Ben, ça m’a paru logique. Je suis arrivée aux mêmes conclusions que Sentiment sans vraiment y réfléchir. Je ne vois pas comment il aurait pu entendre les communications mentales des autres sans en faire lui aussi mais, je ne me suis pas attardée sur le sujet. Au fond, ça ne me regarde pas. Ce qui me gène plus c’est qu’il peut entendre ce que je raconte à Orage et Cobalt, pour le reste. » Elle haussa les épaules et s’approcha mentalement de moi afin que je cerne bien à quel point elle ne décelait pas dans cette information le moindre élément pouvant retenir son intérêt.

« Alors, c’est tout. Nous avons un indigène capable de communiquer mentalement et ça ne vous étonne pas plus que ça ?

- On a été étonné quand on a su que toi, tu en étais capable. Après, un de plus ou un de moins…

- Mais ça n’a rien à voir. » J’avais crié plus fort que je ne le voulais, mais elles ne semblaient décidément rien comprendre. Je ne pouvais supporter de les sentir aussi calme. Je préférai faire demi-tour et partis à nouveau sans plus me soucier, ni des insectes, ni de la nuit qui tombait. Je butai presque sur Thibault. « Vous boudez encore miss Pluie ?» Me dit-il en souriant, sûrement pas dans l’intention de me calmer.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as encore d’autres secrets ? » Je n’aurais pas dû lui demander ça. Je n’étais pas d’humeur à entendre autre chose.

« Vous ne m’aimez pas beaucoup on dirait.

- Bien sur que non, je ne t’aime pas. Tu passes ton temps à comploter je ne sais quoi derrière notre dos et on dirait que je suis la seule à m’en apercevoir.

- On dirait plutôt que vous êtes la seule qui ne voit rien. Mais, c’est ce que je disais, les Terriens ne voient que ce qu’ils veulent voir.

- Je ne suis pas Terrienne.

- Bien sur, vous dénigrez l’ascendance de votre mère indigne de votre grandeur mégalomane. Vous bannissez aussi les Adarii pas assez moral à votre goût. Alors que là, vous avez tort. Sur ce point là, vous êtes bien leur digne héritière. Vous rejetez tout. Pourquoi ? Vous préférez répudier l’univers entier avant que ce soit lui qui ne vous rejette peut-être ?

- Stupide, ça ne veut rien dire.

- Ha bon ? Et moi, pourquoi ça vous gène tant que je sois télépathe ? Sûrement pas parce que je ne l’ai pas dit, tout le monde l’avait deviné et je ne l’ai jamais caché. Non, vous le refusez car cela voudrait dire que je suis trop proche de vous.

Vous ne m’aimez pas car je vous ressemble trop voilà la vérité.

- Désolé de te décevoir, mais nous n’avons rien en commun.

- Au contraire, nous avons beaucoup de points communs : Nous sommes aussi perdus l’un que l’autre entre deux cultures sans être totalement intégré ni dans l’une ni dans l’autre.

- Parle pour toi. Moi, je sais ce que je suis.

- Bien sur, vous êtes Adarii. En tout cas, vous en prenez les grands airs. Mais alors, pourquoi êtes-vous ici ? Pourquoi n’êtes-vous pas retournée chez vous ?

- Si j’avais pu, je serais retournée à Taegaïan depuis longtemps.

- Ha oui, et pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? Vous auriez pu vous débrouiller si vous aviez vraiment voulu. Ne vous cachez pas derrière votre rôle de petite fille sage et obéissante qui fait ce qu’on lui dit, vous n’êtes pas ainsi. Quand vous voulez vraiment quelque chose, vous êtes capable de l’obtenir. Mais, vous aviez sans doute trop peur. Qui sait comment vous auriez été accueillie là-bas ? Comment l’assemblée des Maître Adarii aurait perçu le retour du petit hybride. Etes-vous sûre qu’ils aient envie de vous voir ?

Allez, Ravalez votre fierté Pluie.

- Tu dis n’importe quoi. Même toi, Sentiment et Tempête t’ont accepté sans problème. Qu’aurais-je à craindre ?

- Sentiment et Tempête sont des aventurières, tout comme Maître Espoir l’était. Elles adorent ce qui est bizarre. C’est pour ça qu’elles m’aiment bien et c’est peut-être aussi pour les mêmes raisons qu’elles vous supportent. Mais, je ne suis pas naïf, je sais que jamais je ne quitterais la Terre. Même si je le pouvais, je préfère de beaucoup ne pas être apprécié par les Terriens car je leur suis supérieur plutôt que d’être avili par les Adarii qui me jugerait inférieur. »

Il me tourna le dos et commença à se diriger vers le campement improvisé. « Sur ce, je vous laisse à vos humeurs pluvieuses, miss Pluie. » Il s’arrêta un instant pour reprendre sans se retourner : « Ha, encore une chose : A trop se frotter aux Adarii, qui de nous deux se brûlera les ailes en premier ? »

Il avait disparu dans la nuit. Mais comment osait-il me parler ainsi celui-là ? D’abord, je m’étais retrouvée sur Terre alors que je n’avais aucune envie d’y revenir. Ensuite, il avait fallu que je me retrouve perdue en pleine nature à camper au milieu des insectes et en plus, il fallait que je le supporte. J’aurais voulu pouvoir le faire taire. Ces propos n’avaient absolument aucun fondement, c’était totalement stupide. Stupide. Je me le répétais espérant m’en convaincre mais, tout ce que je pus faire, c’est m’appuyer contre un rocher et me laisser glisser assise par terre. Il avait raison. Pendant les quatre ans que j’avais passé sur Terre, j’avais toujours voulu retourner sur Plume. J’aurais sans doute pu partir des Maÿcentres et rentrer chez moi mais, j’avais peur. Peur d’être rejetée, comme je rejetais Thibault. Je ramenai les jambes pliées contre moi et les entourai de mes bras avant de laisser tomber ma tête sur les genoux. Je n’aurais pas pu dire combien de temps je restai ainsi à maudire Thibault comme si c’était lui la cause de tous mes malheurs.

- Moi non plus, je ne l’aime pas. C’était comme un murmure à la limite de la conscience, caché derrière ma colère. Je voulus l’ignorer, mais c’était pensé avec une telle désinvolture que je ne pus m’empêcher de sourire et m’y accrochais. - Pourquoi m’espionnes-tu Orage ?

- Parce que j’en suis capable

Il me répondait toujours cela, ce qui n’était pas pour me calmer.

- Non, sérieusement, quand tu es dans cet état, personne lié à toi ne peut l’ignorer. Les autres sont juste trop bien élevés pour le faire remarquer et toi, trop mal élevée pour le cacher.

- Pourquoi tu ne l’aimes pas ? Tu ne le connais même pas.

- J’en sais suffisamment. Il est prétentieux et arrogant.

- Toi aussi.

- Oui, mais moi, je suis bien obligé de me supporter.

- Tu ne l’aimes pas parce qu’il est Terrien ?

Je sentis Orage réfléchir. - Peut-être

- Moi aussi je suis Terrienne.

- Toi, je t’aime jolie Pluie.

Je le laissai s’éloigner sans tenter de le retenir, et souris toute seule avant de me reprendre. Thibault avait raison. J’étais aussi sentimentale qu’une jeune fille de la Terre. En plus, je connaissais suffisamment Orage pour savoir que son seul véritable amour serait pour Taegaïan

- Alors disons que je t’aime parce que tu es comme un petit morceau de Taegaïan.

Maintenant que je m’étais calmée, j’étais capable de sentir sa tension. - Et toi, qu’est-ce qui te préoccupe ?

- Je n’arrive à rien ici. Je tente une nouvelle sorte de chantage. J’ai refusé au président de continuer à jouer les gardes du corps lors de ses déplacements tant que je ne retrouve pas l’accès aux réunions du conseil. Pour l’instant, il a refusé prétextant qu’il n’avait rien à craindre ni de ses conseillers, ni de son peuple, mais il a peur. Il n’en croit pas un mot. Alors, j’ai l’espoir qu’il vienne me rechercher. Dans ce cas, je pourrais en profiter pour lui en demander plus. Au fait, avant de quitter les Maÿcentres, tu as dit à Eysky que tu connaissais certains éléments compromettants au sujet de son fils. Ce pourrait être utile.

Je révisais mes souvenirs : Oui, j'avais dit ce genre de chose à Eysky parce qu’il menaçait de garder Orage enfermé et qu’il m’agaçait au plus au point mais, c’était du bluff. Concrètement, je n’étais au courant de rien. A part qu’il visitait les basses villes sans autorisation mais, c’était trop insignifiant pour servir à quoi que ce soit.

Cette pensée amusa beaucoup Orage qui espérait pouvoir continuer tout de même ce bluff à son avantage et me laissa dans un souffle de cannelle.

Cette fois, il était vraiment parti. Je me sentis seule tout d’un coup. Seule et vidée. J’eus l’impression de sentir un insecte invisible sur ma jambe et la frottait en me relevant prestement. Je laissai mes yeux s’accommoder à l’obscurité avant de percevoir une lumière. En me dirigeant vers elle, j’arrivai dans un petit espace rocheux où les autres s’étaient installés. Je m’approchais et m’assis sans rien dire. Personne ne fit le moindre commentaire. Je restai quelque temps à regarder les flammes avant de percevoir une odeur sucrée. J’attrapai une brochette suspendue sur le foyer.

« Chamallos » me dit Thibault.

Tempête était de l’autre coté du feu, les joues rougies par la chaleur. « Thibault nous apprend à vivre à la française. »

Je regardais Thibault sceptique. « Parce qu’en France, on mange des brochettes de chamallos sur des feux de camp ?

- Pourquoi pas ? »

Je préférais ne pas répondre. Je ne voulais pas lui donner une occasion de repartir sur une de ses interminables discussions stériles.

« Raconte-nous une autre histoire Thibault. » demanda Tempête.

Elle m’expliqua que Thibault leur racontait d’anciennes légendes de la région.

Thibault se leva. Pour mettre en valeur ses talents oratoire expliqua-t-il. C’est vrai qu’il avait un don certain pour raconter les histoires. Il mettait des gestes et des intonations particulières pour accompagner son récit. Le tout, perdu en pleine montagne, autour du feu donnait une ambiance presque surnaturelle.

« Mon récit se passe ici même, exactement à la place où nous sommes » commença-t-il. « Mais c’était il y a très longtemps, quand la région était peuplée de tapir géant. On dit qu’à cette époque, des êtres humains extrêmement évolués firent une halte au cours de leur voyage interplanétaire. Ils trouvèrent à leur convenance le plus haut lac de la Terre et ils se chargèrent de l’insémination de l’intelligence humaine.

- Ce n’est pas une légende ça » J’aurais bien voulu savoir comment son cerveau était capable d’inventer de telles sottises et de les sortir avec un tel sérieux.

Il me toisa de toute sa hauteur. « C’est une traduction des écrits pictographiques de Tiwanaku et je ne suis pas le seul à avoir réussi à traduire cela. Cependant, la plupart des gens trouvent cette histoire trop étrange pour en parler. Feriez-vous partie de ceux-là ? »

Sentiment intervint avant que je puisse lui trouver une répartie. « Laisse-la tranquille et continue »

Ce petit intermède m’avait laissé le temps de réfléchir. Je devais admettre que de nombreux mystères entouraient la cité de Tiwanaku et, malgré mon aversion envers Thibault, j’étais curieuse même si pour rien au monde je ne pourrais l’admettre devant lui.

Thibault avait repris son récit : « Il y a environ cinq millions d’années, alors que la Terre n’était peuplée que d’animaux fantastiques, un aéronef brillant comme l’or vint se poser sur le lac Titicaca. De cet aéronef descendit une femme. »

Il changea soudain de ton pour passer d’un discours solennel à quelque chose de beaucoup moins sérieux. « Je la vois plutôt mignonne, et bien féminine, avec des formes bien rondes sans pour autant être obèse bien entendu, mais je n’aime pas les filles trop mince. Excepté Sentiment qui est d’une beauté et d’une féminité exceptionnelle, mais ça, c’est inégalable ». Le compliment ne parut pas l’émouvoir et elle ne fit aucun commentaire comme à son habitude.

« Bref », continua-t-il, « Orejona, c’est le nom de la femme en question, nom qui veut dire grande oreille, avait l’intention de créer une humanité Terrestre. Pour cela, elle s’accoupla avec un tapir géant, sorte d’animal grognant et marchant à quatre pattes. Evidemment, la progéniture eut une intelligence amoindrie, mais c’était déjà mieux que rien. Ensuite, sans doute lasse de la Terre, à moins qu’elle n’ait voulu rejoindre un compagnon à son image plus viril que les tapirs, elle reprit son aéronef et repartit comme elle était venue laissant ses enfants qui continuèrent à procréer avec les tapirs sans doute mais, tout ce beau monde fut le point de départ de la civilisation pré inca.

Voilà, c’est un peu romancé, mais c’est l’histoire que l’on retrouve gravée sur la porte du soleil. Vous y avez aussi le dessin représentant Orejona et son vaisseau spatial.

- Ca voudrait dire alors que ce serait des extraterrestres qui auraient peuplés la Terre ? » Les yeux de Tempête brillaient d’excitation comme ceux d’une gamine.

« N’allez pas trop vite, Adarii Tempête, ce ne sont que des légendes. Il ne faut pas les prendre au pied de la lettre. Mais souvent, il y a un fond de vérité. A voir maintenant si il est plus plausible de penser que les hommes qui vivaient ici pouvaient voyager dans les étoiles ou s’il avait l’habitude de s’accoupler avec les tapirs.

Personnellement, je n’aime pas l’idée de m’accoupler avec un tapir. Non, la théorie de l’évolution des espèces telle qu’on la connaît sur Terre me parait plus plausible.

- Raconte-nous la théorie de l’évolution des espèces alors », reprit Tempête.

Celle-là, je la connaissais, j’avais appris Darwin au collège et je laissais Thibault expliquer les théories de la sélection naturelle et des mutations génétiques perdant peu à peu le fil de la conversation.

- Tu m’écoutes Glace ? J’avais appelé mon frère sans y penser, presque par réflexe. Je pensais que, de toute façon, il serait sans doute trop occupé pour me répondre mais, pour une fois, j’avais eu le plaisir de me tromper.

- Que t’arrive-t-il petite Pluie ? Je le sentais inquiet. Je me souvins tout à coup qu’il avait dû lui aussi percevoir ma dispute avec Thibault. Orage avait raison, je devais faire un effort pour me contrôler d’avantage.

- Savais-tu que Thibault et Mike avaient établi un lien télépathique ?

- Je m’en doutais oui. Je ne vois pas comment ils auraient pu être en contact d’une autre façon.

- Et ça ne t’étonne pas plus que ça que des indigènes en soit capable ?

- Pourquoi serais-je étonné ?

La réponse me paraissait évidente, mais dès que je voulus lui en faire part, je me rendis compte, qu’au fond, je n’en savais rien.

- Parce que je n’ai jamais entendu parler d’une telle chose répondis-je tout en me rendant bien compte que ce n’était pas une explication bien convaincante.

- Pourtant, tu es restée un certain temps sur Terre, tu aurais dû. En ce qui me concerne, j’ai entendu parlé de beaucoup de documents parlant de phénomènes télépathiques et d’autres manifestations psychiques.

- J’en ai lu aussi, bien sur, mais ce n’est pas du concret. En tout cas, ces histoires ne m’ont jamais paru bien sérieuses.

- Peut-être. Pourtant, sur Vengeance et sur les Maÿcentres, il n’avait jamais été question d’imaginer de telles choses avant qu’ils nous rencontrent. A mon avis, Le seul fait qu’on puisse en parler prouve en soi que ça existe, dans une certains mesure.

« Pluie »

L’évocation de mon nom me ramena à la réalité.

« Elle ne t’écoute pas » Je reconnus la voix de Sentiment qui devait parler à Tempête sans doute.

« Si, si, j’écoute » répondis-je même si je n’avais absolument rien suivi.

Thibault s’était rassis et paraissait perdu dans ses pensées. « Je suis d’accord avec Glace » dit-il soudain.

« Parce que tu écoutes nos conversations ! Tu es vraiment pénible, pourquoi fais-tu ça ?

- Parce que j’en suis capable ». Dit-il en souriant

Je reconnus une phrase que m’avait dit Orage quelques heures plus tôt. Je préférais éviter de me demander si c’était un hasard ou s’il avait aussi écouté ma conversation avec Orage.

« Ne le fais plus » Sentiment ne parlait pas beaucoup mais, je devais admettre que, quand elle disait quelque chose, en général, on lui obéissait. J’espérais que Thibault réagirait de la même façon.

« Désolé miss Pluie, je ne le ferais plus. »

Même s’il paraissait sincère, je ne le croyais pas. Mais, c’était déjà mieux que rien.

« Je n’ai surpris que la fin de votre conversation et je ne sais pas de quoi vous parliez mais, ce qu’a dit Glace m’a interpellé. »

Je ne me souvenais plus exactement ce qu’il m’avait transmis, mais Thibault ne se gêna pas pour le répéter. « Le seul fait qu’on puisse en parler prouve en soi que ça existe.

- C’est exactement ça que m’a inspiré les histoires de vaisseaux spatiaux des légendes dont je vous ai parlé. Comment un peuple primitif n’ayant à sa disposition aucun matériel technologique, qui ne connaissait même pas la roue ! Comment un tel peuple aurait pu ne fut-ce qu’imaginer des machines permettant de voyager dans le ciel ?

S’ils ont parlé de tels engins, je suis persuadé que c’est au moins parce qu’ils en ont vu.

- Imaginons, cela voudrait dire qu’on aurait eu en présence un peuple primitif côtoyant une civilisation pouvant voyager dans l’espace. » Dit Sentiment.

Thibault était visiblement ravi que Sentiment prenne la peine de soutenir sa conversation.

« Voyager dans l’espace ou au moins dans le ciel. Il s’agissait peut-être simplement d’avion. Si on peut dire : “Simplement” en parlant d’avion sur Terre il y a quinze mille ans. En tout cas, des appareils servant à se déplacer. Et, si nous suivons ce raisonnement, nous en venons naturellement à se demander, pour se déplacer où ? »

J’avais l’intuition que Thibault s’était déjà fait ce raisonnement bien avant de nous rencontrer. Il prenait juste un malin plaisir à éveiller notre curiosité.

« Dois-je comprendre que Tiwanaku n’est pas la seule cité sur laquelle tu t’es penché ?

- Vous comprenez bien Adarii Pluie, mais pour l’instant, c’est sur elle que je me suis le plus attardée ».

Je me demandais soudain si tant de politesse venait de sa part ou des remarques de Sentiment. Je pris le parti de faire comme si je n’avais pas remarqué son changement soudain d’attitude et repris : « Et pour le reste ? »

- Je ne peux pas vous résumer quatre ans de recherches en quelques heures ni même quelques jours. »

***

Il nous fallut presque une semaine pour atteindre la carrière de pierre en question dans un terrain accidenté, difficile d’accès. Nous étions descendus assez bas, remontés, nous avions fait de larges détours pour contourner une crevasse dans une contrée encore plus inhospitalières que les montagnes de Maniya quoique plus chaude mais en contrepartie, pleines de moustiques et autres bêtes terrifiantes. Je commençais à penser que j’étais en train de me perdre dans un environnement hostile, en mauvaise compagnie, tous cela pour rien et je ne me privais pas de faire partager mes impressions quant à l’inutilité de cette expédition et l’incompétence de Thibault, quand on arriva devant une falaise sans aucune particularité dans ses montagnes.

Thibault la désigna fièrement.

Naïvement, je m’attendais à trouver une vraie carrière, avec la falaise taillée pour en sortir les blocs de pierre. Il était évident qu’après plusieurs millénaires, nous ne pouvions voir la moindre marque. Tout avait été érodé, la végétation avait recouvert le site et il n’y avait plus rien à voir. En supposant qu’il y ait eu un jour quelque chose.

« Et tu penses sincèrement que les blocs de pierre de Tiwanaku viennent de là ?

- De là et d’autre part, il existe plusieurs carrières. Les plus éloignées se situant à trois cents kilomètres de la ville.

- Que ce soit Adarii ou Autres, personne ne peut transporter des blocs de plusieurs tonnes sur une telle distance.

- Si, par avion » Thibault avait décidément réponse à tout. Même si je n’appréciais pas toujours sa façon de penser, il fallait avouer que, plus j’en apprenais, plus il arrivait à me convaincre.

« Quel intérêt de venir jusqu’ici ? »

- Toutes les collines entre ici et Tiwanaku sont très spéciales : Les sommets sont absolument plat. Selon toute vraisemblance, elles dissimulent des édifices. Pourtant aucune recherche n’a été effectuée. Il est vrai qu’un tel travail sur une si grande surface est quasi irréalisable. Moi-même, j’y ai songé, mais je ne savais par où commencer. J’ai fait quelques sondages avec du matériel issu de Vengeance et j’ai découvert à plusieurs endroits qu’il devait y avoir des espaces creux. Cependant, creuser une telle superficie avec mes faibles moyens dépassait mes capacités pourtant impressionnantes.

Et puis, un élément que m’a révélé Sentiment m’a troublé. Elle me disait que, quand les Adarii exploitaient une carrière de pierres, les premières étaient extraites de manière à creuser en même temps une sorte de grotte dans la roche la plus dure, comme un petit temple où tous les murs sont ensuite sculptés.

- Ce n’est pas un temple » corrigea Sentiment. « Nous n’avons jamais divinisés quoi que ce soit. Ses constructions avaient pour utilité, dans un premier temps, d’entreposer le matériel et de servir d’abri et surtout, les sculptures servaient d’essais, comme un brouillon des motifs qui seraient choisis pour décorer la cité. C’est une tradition très ancienne.

- Oui, c’est vrai reprit Tempête on en a une à Maniya. Elle sert maintenant de maison pour les enfants qui adorent jouer là-dedans. D’autant plus que les falaises autour ont été transformées en véritable gruyère. C’est rigolo.

- Bref » coupa Thibault. Si une culture similaire a taillé cette roche, les espaces creux à proximité de la falaise pourraient abriter une structure de ce type.

On mit encore trois jours à tout fouiller. Le site s’étendait sur plusieurs kilomètres de falaise.

Tempête s’était passionnée pour ce nouveau jeu comme elle l’appelait et passait des heures à escalader la falaise à la recherche d’hypothétiques passages secrets. Sentiment et Thibault trouvaient plus sensés de rester au niveau du sol et cherchaient des traces pouvant révéler d’anciennes ouvertures. En ce qui me concernait, je ne comprenais pas ce qu’on pourrait trouver là mais, je prenais un grand plaisir au contact de ses pierres. J’avais trouvé un rocher magnifique. Ce devait être un bloc qui avait été détaché de la falaise puis abandonné là. Pourquoi ne l’avait-on pas amené jusqu’à la cité ? Je n’en savais rien. Où plutôt, en y regardant de plus près, j’avais bien une idée. La pierre était très abîmée par l’érosion mais on devinait que la forme avait dû être étudiée. Sans doute avait-il été prévu pour une colonne ou une statue qui avait dû tomber et se briser. Je regardais un peu plus loin et trouvai un autre morceau perdu dans le maquis. Je m’installai à cheval sur la colonne de pierre couchée et la caressai du bout des doigts. J’avais toujours aimé le contact de la pierre. Je frottais un peu plus fort et la sentis s’effriter sous le bout des doigts. Je laissais libre cours à mon imagination pour inventer les motifs les plus appropriés.

« Alors, c’est comme ça que vous faites ! »

Je sursautai. Je n’avais pas entendu Thibault arriver. Il commençait à faire sombre et je n’avais pas vu le temps passer.

« Comme on fait quoi ?

- Que vous sculptez la pierre. Vous la travaillez avec les doigts » dit-il en désignant la colonne sur laquelle j’étais assise.

Je regardais mon travail. Sous mes doigts, la pierre s’était recouverte de motifs représentant des feuilles de différentes plantes.

« La pierre est très friable, ce n’est pas difficile à travailler.

- Désolé de contredire votre grandeur miss Pluie, cette roche n’est pas friable le moins du monde et elle prend la forme que vous voulez sous vos doigts. Ca n’a rien de normal. »

Son étonnement me fit sourire « Je croyais que tu étais comme nous. Tu veux dire que tu ne sais pas faire ça ?

- Pluie, vos sarcasmes incessants ne m’intéressent pas »

Tempête arriva, sans doute attirée par le bruit de la conversation qui prenait la tournure d'un règlement de compte. Elle était pied nu et ses longues boucles couleurs d’ambre sortaient de la pince devant les retenir mais elle paraissait ravie.

« Vous vous disputez encore ? » demanda-t-elle comme si elle parlait de la pluie et du beau temps.

« Non » répondis-je agressivement

Elle s’approcha pour regarder mon travail. C’est joli, mais tu devais nous aider. Tu ne vas pas me dire qu tu as passé toute l’après midi à faire ces dessins ?

Je ne répondis pas à sa question. La réponse ne lui plairait pas et elle serait capable de se mettre en colère.


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