samedi 29 mars 2008

Partie 2 chapitre 9

9

"Certains sentent la pluie à l'avance : d'autres se contentent d'être mouillés."

[Henry Miller]

Le bruit dans la pièce à coté me réveilla tout à fait. Je reconnus la voix de Glace froide et posée : « Bien sur que non, je ne vais pas accepter ça. Comment avez-vous pu seulement oser y penser ? »

Celui qui répondit avait aussi une voix qui m’était familière. Gentry pensai-je. « Ecoutez, ce serait temporaire, juste le temps de calmer les esprits et de remettre les choses au clair.

- J’ai déjà été bien assez conciliant comme ça. Vous dépassez les limites.

Le silence se fit un instant, je compris qu’une troisième personne venait d’entrer : « Ca devient de pire en pire ici, général, il serait tant que vous repreniez vos hommes en main et vite. »

Même s’il parlait dans un anglais impeccable, je reconnus à son accent qu’il n’était pas d’ici. Ni des Maÿcentres d’ailleurs. Pour avoir côtoyé des dignitaires venant d’un peu partout, je reconnus sans mal l’accent de la première province-continent de Vengeance.

« Conseiller Umya, aidez-moi, raisonnez le conseiller Taegaïan.

- Ca suffit, Général. Je ne reçois mes ordres ni de vous ni du conseiller Umya. Maintenant, si vous voulez m’excuser, j’ai à faire ».

La porte claqua bruyamment.

« Général, qu’avez-vous fait pour le mettre dans un état pareil ? Vous ne pensez pas que nous avons assez de problème ainsi ? En plus, je suis crevé, en deux jours, je n’ai pas pu dormir plus d’une heure.

- J’ai bien peur que vous deviez attendre pour la sieste. On nage dans les ennuis. C’est pour cela que je voulais au moins qu’il reste ici.

- Vous n’êtes pas en train de me dire que vous avez voulu enfermer un Adarii ? Vous avez l’art d’empirer les choses. Nous risquons déjà suffisamment après ce que vos hommes ont fait à la jeune Taegaïan.

- N’en rajoutez pas. Je n’ai pas tenté d’enfermer un Adarii. J’ai demandé au conseiller Taegaïan de rester provisoirement ici, le temps de calmer les esprits et j’aimerais bien que, de temps en temps, il fasse ce que je lui demande.

Qui sait ce que sa sœur serait capable de faire à son réveil s’il n’est pas là pour s’en occuper ?

- Vous exagérez. Elle ne fera rien du tout si vous la laissez tranquille et, si elle veut voir Glace, elle lui demandera de venir. Mais, si ça peut vous rassurer, je vais rester ici. Ca m’évitera d’écouter les histoires absurdes de vos hommes et ça me reposera.

- Parce que vous pensez pouvoir la retenir ?

- Je n’essayerais même pas, mais je ferais en sorte que vous non plus. Je ne veux pas de scandale diplomatique. Nous avons déjà assez de problème avec l’attentat contre le président, vous ne voulez pas non plus nous coller sur le dos les remontrances de l’assemblée des Maîtres Adarii ? Et commencez par vous calmer, sinon vous allez l’énerver. Ca ne m’étonne pas que Glace ait refusé de rester ici avec vous. Il vous fuira tant que vous êtes dans cet état. Ces gens-là ne supportent pas d’être entourés d’émotions désagréables.

- Pourquoi acceptez-vous ça ?

- Accepter quoi ?

- Leur attitude. Ils n’en font qu’à leur tête. Pourquoi leur laisser tant de pouvoir ? Je croyais que c’était les Maÿcentres qui dirigeaient ? Cadrez-les bon sang. Vous disiez que Plume était considérée comme une planète primitive alors pourquoi laisser une telle position à leurs dignitaires ?

- Ce sont les hommes du président, lui seul a un certain pouvoir sur eux.

- C’est ça oui et quand il n’y a plus de président, comment fait-on ? Et, Comment en sont-ils arrivés là d’ailleurs ?

- Ha les Adarii, ils sont fascinants. Ils nous ont apporté beaucoup vous savez.

- Beaucoup d’ennui oui. Que font-ils exactement à part s’occuper des communications ?

- Orage et Pluie s’occupaient du président Eysky et Tempête Maniya est chargée de vos recherches.

- Parce que les Maÿcentres n’ont pas de chercheurs compétents sans doute ?

- Non, les recherches elle les fait pour elle ou pour la Terre.

- Donc, ils ne font absolument rien pour vous.

- A la base, les Adarii ont pour rôle de protéger le président. Et Eysky, qui avait de sérieuses raisons de se méfier de ses conseillers, leur a demandé aussi de dénicher d’éventuels complots contre lui. Après, à coté, je sais que l’Adarii Sentiment Azlan a la fonction d’ambassadeur.

- Dénicher les complots ?

- Oui. C’est comme ça qu’ils ont réussi à s’infiltrer partout. Ils sont en contact avec tous les dignitaires. Tous les nouveaux arrivants sur la colline du conseil, sont obligés de passer par eux. Ils surveillent tout le monde. Orage Taegaïan a d’ailleurs fait un sacré ménage ainsi quand il est arrivé sur les Maÿcentres.

- Je n’ose pas imaginer comment ils s’y prennent.

- Ho, ce n’est pas très difficile pour eux, Ils ont une capacité empathique si élevée qu’il est totalement impossible de leur mentir sans qu’ils s’en aperçoivent. C’est très pratique. Eysky a étendu encore plus leur pouvoir en les utilisant lors de la plupart des réunions, en particulier pour la Terre. Vous imaginez bien qu’une jolie planète comme la vôtre attire les convoitises. Certains étaient prêts à raconter n’importe quoi pour en tirer profit.

- C’est dangereux, immoral, et stupide aussi. Qui surveille leurs agissements ? Qui vous fait dire qu’un jour ils ne prendront pas le contrôle des Maÿcentres ?

- Eux ? Ils n’en ont rien à foutre des Maÿcentres. Ils viennent parce que ça les intéresse de pouvoir voyager sur d’autres mondes. Et encore ça n’en passionne pas beaucoup. Vous savez, en dehors de leur cité, il n’y a pas grand-chose qui les attire.

- Qu’en savez-vous ? Peut-être sont-il en train de vous manipuler ?

- N’exagérons pas, il suffit de faire un peu attention c’est tout. Ils ont beaucoup plus de mal pour ce genre de jeux si vous ne les regardez pas et ils sont incapables de lire les pensées sans contacts physiques avec la personne.

- Parce qu’en plus, ils savent lire les pensées ?!! »

- Bien sur, c’est pour ça que les contacts physiques avec les Adarii sont prohibés.

C’est pas vrai pensais-je. De quel coté était-il ce Umya ? Au départ, j’avais pensé qu’il tentait de calmer les choses, mais voilà que maintenant, il envenimait la situation. J’essayais de me lever. Il fallait que je le fasse taire, mais je me sentais ridiculement faible. J’arrivais à peine à m’asseoir

« C’est impossible », reprenait Gentry, « comment voulez-vous que je leur fasse confiance ?

Pluie a déjà tenté de s’enfuir et a bien failli y arriver et qui me dit que Glace n’a pas espionné je ne sais quoi ?

- Pourquoi, que lui cachez-vous ?

- Rien mais…

- Alors vous ne risquez rien.

- Là n’est pas la question, vous ne comprenez pas le danger qu’il représente.

- Vous l’avez touché ?

- Je ne sais pas, non, il a toujours dit qu’il avait horreur qu’on s’approche de lui, mais il n’avait pas précisé…

- Et la fille ?

- Sûrement pas. Si en fait, une fois. Je lui ai pris le bras et elle s’est dégagée à une vitesse folle et j’ai bien cru qu’elle allait me frapper. Et je l’ai attrapée dans la voiture pour la calmer et c’est là qu’elle s’est enfuie et qu’elle m’a obligé à la lâcher.

- Vous voyez alors, elle n’a pas tenté de s’enfuir. Pas vraiment. Elle devait juste vouloir s’éloigner de vous. Ce genre de chose est très désagréable pour eux. En plus, on venait de s’attaquer à un des siens.

- J’aurais dû être mis au courant. La situation nous dépasse complètement. C’est intolérable.

- Renvoyez Pluie sur Plume. Vous en serez débarrassé et je suis sûr qu’ils seront contents de la retrouver là-bas. »

- Et qu’est-ce qu’ils font là-bas ? D’après ce que j’ai compris, il n’y a que les dirigeants qui ont ses facultés. Le peuple de Plume les supporte ?

- Oui, mais ils font beaucoup pour eux. Ils ont beaucoup plus de considération pour leurs serviteurs de Plume que pour le conseiller que je suis.

- Je vois. S’ils n’aiment pas les étrangers, ils n’ont qu’à rester chez eux.

- Vous êtes dur. En fait, si vous vous mettez à leur place, c’est logique. Pour être bien dans leur petit monde, ils ont besoin d’être entourés d’émotions positives. Sur plume, ils doivent faire beaucoup pour le bien-être du peuple ne fut-ce que pour satisfaire leur empathie. Sur les Maÿcentres, ils sont intenables parce qu’ils sont entourés d’émotions négatives. Ca les rend excessivement nerveux.

- Ils n’ont qu’à faire un effort pour qu’on les supporte.

- Sur les Maÿcentres, les hommes s’en méfient trop, ils sont submergés par leurs émotions. Sur Terre, c’est à vous de voir, mais ça commence mal. En plus, culturellement, faire des efforts n’est pas dans leur mentalité, ils sont habitués depuis leur plus jeune âge à être obéis au doigt et à l’œil, respectés voire vénérés alors évidemment, ici, ça les change.

En tout cas, plus vous les apprécierez, plus ils seront agréables à vivre.

- Vous voulez que je sois agréable avec cette peste ?

- Surtout pas, vous allez vous la mettre à dos de suite, ils ont horreurs de l’hypocrisie. Non, vous devez l’apprécier sincèrement.

- Jamais.

- Vous êtes un peuple trop fier. Vous leur ressemblez. Laissez courir et voyez plutôt ce qu’ils peuvent apporter ».

Le général dit quelque chose que je n’entendis pas et le conseiller Umya reprit : « Je l’ai déjà dit, c’est ça le problème avec vous, vous êtes trop intransigeant et résultat vous passez votre vie à vous taper les uns sur les autres. Nous, nous avons été obligés de nous adapter à d’énormes différences culturelles. Pour étudier une situation, nous mettons d’un coté de la balance ce que ça nous coûte et de l’autre ce que ça nous rapporte.

Nous faisons des courbettes aux Adarii et nous avons la paix.

- Vous voulez dire que ça ne vous pose pas de problème de les accepter ? Ils ne vous font pas peur ?

- Ils me font peur parce que c’est leur nature, mais au fond, je pense avoir moins à craindre d’eux que de vos hommes qui se baladent armés dans la base. Qu’est-ce qui me dit qu’ils ne vont pas un jour me tirer dessus quand j’aurais le dos tourné ?

- Vous plaisantez conseiller, personne ne tue les gens ainsi.

- J’ai plus souvent entendu parler de meurtre sur Terre que sur Plume ou même Saphir et je suis encore moins rassuré depuis que je sais ce que votre chauffeur lui a fait.

- Soyez réaliste, à part cette bavure, je sais tenir mes hommes et je vous rappelle que cette soi-disant innocente avait commencé par le gifler dès son arrivée à l’aéroport.

Les Adarii ont un sale caractère qui les rend encore plus dangereux. Ils n’obéissent pas et sont intenables.

- Et encore, vous avez hérité des plus calmes. Quand Glace se met en colère, on dirait que l’hiver vous tombe dessus, mais au fond, c’est plutôt rare et il provoque l’admiration de tous. Vous devriez voir Orage !

- Je l’ai vu une fois. Il est impressionnant, je l’admets mais la petite m’a paru pire quand elle s’est mise en colère en plein milieu des négociations avec le président Eysky.

- Vous l’aviez cherché et, si vous voulez mon avis, elle n’est pas si petite que ça. Je crois qu’elle doit avoir dix-sept ou dix-huit ans et sur Plume ils sont considérés comme adulte à seize ans.

Mais en général, leur nom va bien avec leur personnalité, donc elle ne doit pas être si terrible. Non, les pires se sont Tempête et Orage. »

Ce que ça pouvait être frustrant ça. Et pourquoi est-ce que Pluie ne pourrait pas être terrible elle aussi ? Glace était impressionnant, Orage terrifiant, Tempête sulfureuse et puis, il y avait la petite Pluie. Mais, il n’y avait pas que des petites pluies, il y avait des averses, des pluies d’orage, des… Non, pas des pluies d’orage, la pluie n’avait pas besoin d’orage pour être impressionnante, ni de vent d’ailleurs. Après tout, ne dit-on pas que c’est la pluie qui a détruit la Terre durant le déluge ?

Mais qu’est-ce que je racontais moi, toute seule dans mon lit. Je n’étais pas là pour détruire quoi que ce soit. Au contraire, j’en avais déjà assez fait. Je devais plutôt tenter de me calmer, réparer les dégâts, et les convaincre poliment de me laisser partir d’ici au plus vite.

N’empêche que la petite Pluie, ça me restait en travers de la gorge. C’était toujours ainsi qu’on parlait de moi. Avant mes six ans, on m’appelait la petite, sauf ma mère qui s’évertuait à m’appeler Val. J’avais attendu impatiemment d’avoir un nom pour qu’on ne m’appelle plus ainsi. Mais non, après, ce fut : La petite Pluie. Glace m’appelait comme ça parce que j’étais la plus jeune. Mon père, parce qu’il fallait admettre que j’avais toujours eu une petite taille surtout pour une Adarii, et Prestance m’appelait ainsi parce que j’étais immature puérile et irresponsable comme elle ressassait sans cesse. Si je ne peux renier les raisons de mon père et mon frère, celles de ma sœur étaient totalement injustifiées. Elle, si j’avais dû la supporter à longueur de journée, je serais devenue folle. Mais, ils n’étaient pas les seuls à utiliser ce petit nom : quand on parlait des enfants d’Espoir, on admirait l’inébranlable sang froid de Glace, sa maîtrise de lui et son calme. On s’extasiait devant Prestance qui savait si bien se conduire en toute occasion, qui se mettait toujours en valeur, ayant toujours le mot qu’il faut, sachant toujours se tenir en toute circonstance « Nous avons vu Prestance » disait ceux qui venait voir mon père « elle est si élégante, tellement raffinée, elle est faite pour diriger, il n’y a aucun doute. Tout le monde l’adoooooore ». A ça oui, tout le monde adorait Prestance, du dernier paysan de Taïla jusqu’au grand Maître Blizzard de Maniya avec qui elle discourait avec tant d’aisance alors qu’il me terrifiait. Elle était pénible oui. Il n’y avait rien de pire qu’une fille parfaite si ce n’est une sœur parfaite. Evidemment, après, je ne faisais pas le poids. Alors, à coté de ses deux-là, il y avait la petite Pluie. N’empêche que maintenant, Prestance et ses grands airs, elle devait avoir vingt-huit ans calculai-je rapidement et toujours pas d’enfant, ce qui voulait dire qu’il y avait des chances qu’elle n’en soit pas capable. Bien fait, pensais-je. Si j’avais un enfant d’Orage, elle ne serait plus que la régente de Taegaïan en attendant de laisser la place à mon enfant et cela, même si elle m’avait toujours considérée comme à peine plus que de la vermine.

Je secouai la tête comme si ça pouvait me remettre les idées en place. Je commençais sérieusement à penser n’importe quoi. Ce devait être le contrecoup des drogues qu’on m’avait données. Avant de recommencer à me fâcher toute seule, je me concentrai sur les propos émanant de la pièce d’à coté. Le conseiller Umya aussi avait une fâcheuse tendance à raconter n’importe quoi lui aussi. De quoi parlait-il maintenant ? Il était en train d’évoquer son arrivée sur les Maÿcentres. C’est vrai qu’il venait de Vengeance, son accent ne m’avait pas trompée. Etonnant d’ailleurs d’avoir envoyé un conseiller de Vengeance pour s’occuper de la Terre. Ce n’est pas dans leurs habitudes. Je tendis l’oreille et écoutai : « …J’avais entendu parler des Adarii mais il n’y en a pas sur Vengeance. Le premier jour de mon arrivé, je suis allé au complexe du conseil. J’étais intimidé, vous imaginez, c’est plutôt impressionnant. Je me suis retrouvé dans la grande salle, celle où vous avez été reçus, devant le président Eysky. Je tremblais de peur à l’idée de faire un impair quand Orage est entré. Il a foncé droit sur le président, est passé devant moi comme si je n’existais et s’est mis à l’invectiver parce qu’il l’avait fait rappelé alors qu’il était parti sur Plume s’occuper de son rejeton qui venait de naître. Ensuite, il s’est retourné, il m’a regardé dans les yeux en souriant et il m’a dit : “toi, je ne te connais pas, tu passeras à la villa Adarii”.

Je pense que je n’ai jamais eu plus peur que devant ce gamin qui devait avoir à peine seize ans à l’époque. »

Je ne compris pas la réponse du général Gentry qui avait soudain baissé d’un ton. Je tentai à nouveau de me lever mais la tête me tournait et j’attendis un peu que ça passe. J’avais mal partout, et je me sentais vraiment très faible mais au fond, ça n’allait pas trop mal. Je tendis l’oreille au moment où le conseiller Umya éclatait de rire.

« C’est justement pour surveiller les gens qui ont ce genre d’idée qu’ils traînent sur les Maÿcentres. »

Gentry avait repris à voix basse. Il fallait absolument que j’entende la suite. Je serrais les dents et me forçai à me mettre debout. L’effort me fit haleter et transpirer et j’attendis un instant de reprendre mon souffle en me soutenant contre le mur pendant qu’Umya continuait : « De quoi avez-vous peur ? Bien sur que non, je ne vais pas me mettre à chuchoter. De toute façon, si vous continuez à avoir de tels propos, ils le sauront. Mais, je vais tout de même vous répondre. Oui, il y a pas mal de gens qui veulent se débarrasser des Adarii et le conseiller Sinshy en premier. Ou devrais-je dire, le président Synshy. A mon avis, ils ne seront pas les bienvenus longtemps sur les Maÿcentres et ici, ce sera à vous de voir. Je crains même pour les jolies cités de Taegaïan. Alors faites ce qu’ils veulent, jouez leur jeu, de toute façon vous serez tranquille d’ici peu. Autant ne pas se les mettre contre nous. N’empêche, si vous voulez mon avis, si Synshy s’en débarrasse, c’est qu’il est stupide et pareil à votre sujet. Regardez, à peine le président Eysky a l’idée de sortir seul qu’il se fait tirer dessus. »

Le général parlait encore trop bas. Je me laissai glisser lentement jusqu’à la porte sans lâcher le mur. Elle était entrouverte. J’approchai mon oreille près de l’ouverture et retint ma respiration quand Umya reprit encore plus fort : « Bien sur que non, il ne m’est jamais venu à l’esprit que les Adarii pourraient y être pour quoi que se soit. Même s’ils ont une moralité assez particulière, ils n’ont jamais tué personne et, si ils voulaient s’y mettre, ils trouveraient une façon plus raffinée et pas en éliminant un allié. Soyons raisonnable. Non, ce que je remarque, c’est que, dès qu’ils ne sont plus là pour surveiller les choses, les problèmes commencent.

- Tout ça ne me dit pas ce que je vais faire de Pluie ?

- D’abord, demandez à ceux qui l’ont agressée de venir s’excuser.

- Ce n’est pas si simple. Un des deux est une forte tête. En tout autre lieu, il aurait été renvoyé depuis longtemps. Mais ici, nous sommes coincés, nous ne pouvons nous permettre de laisser partir ceux qui sont dans le secret. Bref, je l’ai mis aux arrêts et à toutes les corvées mais il préfère crever plutôt que s’excuser.

- Laissez Pluie s’en occuper, elle vous le matera en quelques minutes. Après tout, c’est à ça qu’elle nous sert.

Je voulus m’approcher encore de la porte, mais le sol vacilla sous mes pieds. Je ne tenais plus debout. Je m’accrochais au mur pour ne pas tomber. Je ne pouvais pas lui laisser dire n’importe quoi. Je n’avais aucune envie de voir ceux qui m’avaient mis dans cet état. Ces porcs ! J’avais l’impression de sentir à nouveau l’haleine fétide d’un des hommes qui m’avait frappée. J’attrapai un haut le cœur à cette pensée. La colère qui se réveilla en moi au souvenir du plaisir haineux qu’ils avaient pu avoir à me faire du mal, me redonna quelques forces. Moi aussi, je pourrais les frapper, ça me détendrait. Quoique, l’avoir frappé à l’aéroport ne m’avait apporté aucun réconfort. Mais, ça m’avait bien défoulé de donner une gifle au sale gamin du président. Par contre Thibault, en aurait bien mérité deux. J’avais ressenti quelques remords à de telles pensées. Pas au sujet de Thibault, sûrement pas, le supporter pendant tout ce temps avait été un calvaire et je préférais presque être ici qu’en sa compagnie. Mais au sujet de Ryun, lui au fond, il n’était pas méchant. Un peu bête et franchement arrogant, mais pas méchant. Et surtout, il avait perdu son père. Je me rappelais les jours qui avaient suivi le décès d’Espoir : Je n’étais qu’une loque, vidée de tout, de mes larmes, de mes sentiments, de mes espoirs. J’avais tout perdu. Se sentait-il dans le même état ?

Je tentais de relativiser. Ce n’était pas le moment d’avoir le cafard, surtout pour Ryun. Il avait sa fiancée pour le consoler. Après tout, c’était à cause de lui que j’en étais arrivé là : S’il n’avait pas fait son petit scandale, j’aurais pu rester sur les Maÿcentres avec Orage. Les filles auraient pu s’occuper d’Emma, pour ce que j’avais réussi à faire avec elle, de toute façon elles n’auraient pas pu faire pire et Orage profiterait encore de ma naïveté.

Au fond, j’étais mieux ici.

« Renvoyez-la sur Plume. »

Cette idée admirable me fit revenir à la réalité et je me concentrai de nouveau sur les propos émanant de la pièce à côté. J’aurais bien béni le conseiller Umya pour avoir eu cette grande idée. Après tout, il était capable d’avoir des réflexions intelligentes.

« Personne ne vous en voudra » continua-t- il. « Je suis persuadé que sa sœur qui dirige Taegaïan sera même ravie de lui trouver des occupations plus digne d’elle.

- Non, je ne peux pas faire ça. Je dois la garder tant que je n’ai pas éclairci exactement ce qu’elle faisait sur Terre. »

C’est ça oui, tu n’éclairciras rien du tout. Ou plutôt, il faudra le convaincre qu’il avait tout éclairci. Ca n’allait pas être évident, c’était le style à se méfier maintenant.

« A votre aise, mais n’espérez aucun soutien de ma part dans ce cas. »

Il était vraiment bien ce conseiller Umya. Peut-être au fond réussira-t-il à le convaincre de me laisser partir ?

- Qu’est-ce qu’ils font sur Plume ? Ils jouent aux seigneurs ?

Je détestais de plus en plus le ton ironique du général. Dire qu’à un moment, j’avais pensé que c’était quelqu’un de bien, mais il était comme tous les Autres : Méfiant à outrance, toujours à nous rabaisser.

« Ne vous moquez pas, ils ont un système qui ne marche pas mal du tout. Ca me fait penser à ce jeu que vous m’avez montré du temps où nous avions encore quelques minutes tranquilles. Vous savez, celui où il faut construire une civilisation. C’est un peu ça. Ils construisent des cités, paraît-il magnifiques, mais qu’ils gardent jalousement hors de nos yeux profanes, les entretiennent, mettent des gens dedans ou autour et gèrent le tout pour que tous ces petits pions leur fournissent des émotions positives afin de flatter leur empathie. Bien sur, je n’ai jamais vu les cités de Plume mais je connais une personne qui aurait approché une des cités de Saphir et apparemment elle valait le détour. Après, je sais qu’il y a toute une hiérarchie très complexe mais alors là, je n’y connais rien. Et ils font des gosses aussi.

- Je m’en doute.

- Non, ce que je veux dire, c’est qu’ils ont beaucoup de mal à avoir des enfants. C’est un vrai problème pour eux. C’est pour ça que je m’étonne de voir une jeune fille Adarii qui traîne par ici toute seule, parce qu’en général, surtout les jeunes sont tenus de faire des enfants, en tout cas d’essayer, quitte à les laisser ensuite à d’autres s’ils veulent continuer à courir les mondes.

Je sais qu’Orage a au moins un gamin ».

Ha non, là s’en était trop, comment avais-je pu encore imaginer une seconde qu’un homme issu de Vengeance pouvait dire quelque chose de censé. Voilà qu’il s’y mettait aussi, il était hors de question que j’en entende d’avantage : « Taisez-vous conseiller »

Je souffrais le martyre et fus obligée de m’appuyer contre le chambranle. J’aurais sans doute dû écouter encore un peu plus, qui sait, il aurait pu reprendre sur l’idée de me faire partir d’ici, mais, ces histoires d’enfants, c’était insupportable.

« Adarii, vous êtes réveillée, vous n’auriez pas dû vous lever. Voulez-vous de l’aide pour venir vous asseoir parmi nous ? » dit-il en se levant et s’approchant de moi tout en restant cependant à une distance trop grande pour que je puisse espérer la moindre aide de sa part.

« Dois-je comprendre que vous seriez près à me toucher conseiller Umya ? »

Il tourna son regard vers la porte d’entrée « je vais plutôt appeler un garde pour ça. Ca leur apprendra à vous malmener. »

Son humour me plaisait, il faudrait sans doute que je révise mon jugement à son égard. Après tout, je le connaissais peu et le bref contact que j’avais eu avec lui lors de mon ennuyeux voyage avec le président m’avait laissé un bon souvenir. Cependant, je n’avais pas apprécié qu’il dise qu’on s’intéressait au bien-être de notre peuple juste pour flatter notre empathie. C’était simpliste et égoïste. Nous n’étions pas comme ça. Je fis un pas vers le fauteuil et chancelai, retrouvai mon équilibre et traversai les quelques mètres me séparant du fauteuil dans l’attitude la plus digne possible mais je n’étais pas certaine d’offrir autre chose qu’un pitoyable spectacle. J’aurais dû rester dans ma chambre plutôt que de me ridiculiser ainsi.

« Puisque vous êtes réveillée, j’aurais quelques questions à vous poser ».

Il était mal à l’aise et furieux comme un enfant qui est puni pour une bêtise qu’il a fait.

M’aurait-il seulement demandé comment je me sentais ? Ce serait-il excusé pour le comportement de ses hommes et pour m’avoir amené de force dans cet endroit lugubre ? Non, rien de tout cela. Tout ce qui le préoccupait sans doute, c’était ce que je risquais de lui faire, comme si je n’avais d’autres buts que lui faire du mal. Voilà que maintenant, il n’osait même plus me regarder. J’en avais marre d’être traitée ainsi. Il restait là à regarder dans le vide tout en diffusant sa colère et son angoisse irraisonnée autour de lui.

- Fichez-moi la paix.

- Ecoutez, voilà ce que je vous propose.

Non, je n’écouterais rien de ce qu’il me proposait. Ce que je voulais, c’était partir d’ici et je sentais bien que ce n’était pas ce qu’il avait en tête. « Sortez d’ici de suite. »

Le général Gentry avait pris l’air dépité et cherchait un soutien du regard vers le conseiller Umya.

« Vous avez entendu » reprit ce dernier, « fichez-lui la paix et accessoirement calmez-vous. Allez voir vos hommes, je tiendrais compagnie à l’Adarii Pluie ».

Je sentis le général hésiter aussi, j’intensifiai sa crainte en le fixant. Il se décida à partir et je me sentis mieux une fois que la porte fut refermer derrière lui et qu’il se fut éloigné. Je me tournai vers le conseiller Umya. Je me sentirais vraiment mieux une fois que lui aussi aurait décampé quoique, au fond, il était nettement plus supportable.

« Entendons-nous bien » dit-il « Je ne vous ferais pas l’affront de tenter de vous faire croire que je reste dans le but de vous tenir compagnie. Vous aurez sans doute compris que les hommes d’Archuleta sont sur les nerfs d’une façon encore pire que d’habitude. Je ne sais plus quoi faire avec eux. Vos exploits ne sont malheureusement pas passés inaperçus et, même si nous n’avons rien dit, il s’est propagé une multitude de rumeurs dont certaines particulièrement extravagantes. »

Il avait dit ça d’un ton neutre, mais il ne faisait aucun doute que cette situation l’amusait énormément.

« Et le peu qu’ils ne savaient pas encore, vous vous êtes empressé de lui dire.

- Je ne veux pas vous faire de la peine, mais il n’était pas d’humeur à ce qu’on lui cache encore la moindre chose. Vous préfériez qu’il l’apprenne de la bouche du nouveau président Synshy qui aurait sans doute mieux mis les formes ? Parce qu’au cas où vous ne le sauriez pas encore, le président Synshy prévoit de nous faire l’honneur de sa présence d’ici peu. En tout cas d’après les rumeurs qu’a pu surprendre l’Adarii Orage ».

Ho non, cela ne pouvait rien présager de bon. C’était sur qu’il venait pour donner son congé à Glace et, s’il me voyait ici aussi, je n’osais pas imaginer à quel point il serait furieux. Surtout qu’il devinerait vite que Tempête et Sentiment ne devaient pas être loin. « Le général Gentry le sait-il ?

- Qu’a-t-on besoin de le mettre au courant de quelques rumeurs sans fondement ? » Répondit-il encore plus joyeux malgré son air sérieux.

« Vous avez faim ? » Ajouta-t-il soudain.

Je me sentais très faible. « Je crois oui

- Ca ne m’étonne pas. Vous dormez depuis bientôt trois jours. Je vais demander qu’on vous amène à manger mais n’imaginez pas avoir quelque chose de bon.

A quel jeu jouait-il cet Umya ? Il divulguait des choses qu’il ne devrait pas, en cachait d’autres qu’il aurait dû dire ? Je n’arrivais pas à saisir dans quel but il agissait. Il avait l’air en même temps de nous défendre tout en nous enfonçant de temps en temps subtilement.

Tout en réfléchissant, je regardais autour de moi pendant que le conseiller parlait au garde derrière la porte. Le décor était vraiment spartiate. Il y avait une sorte du bureau dans un coin. Un vieux canapé lit sur lequel j’étais assise. Le conseiller Umya avait tiré une chaise en face de moi. « Puis-je m’asseoir avec vous ? » Demanda-t-il.

Je hochai la tête. Avais-je vraiment le choix ? « Où sommes-nous ?

- Ce sont les appartements personnels du général Gentry. »

C’était d’un goût douteux et je fus étonné qu’une personne de cette importance vive dans quelque chose de si simple. Ca ne le mettait pas en valeur. Quoique, face aux Maÿcentres, il n’était pas utile de faire des efforts. N’empêche, depuis que j’étais revenue sur Terre, je voyais les Maÿcentres différemment. Je trouvais toujours que les gens de là-bas manquaient sérieusement de goût mais au fond, c’était toujours mieux que ce qu’on trouvait ici ou alors dans la maison de ma mère et ses autres petites résidences réservées à ce que sur Terre, on appelait la classe moyenne tout en prônant bien haut l’abolition des notions de classe et l’égalité pour tous.

« Je ne vous demanderais pas si ça vous convient, je le sais déjà. J’ai obtenu que vous puissiez vous installer dans les quartiers de votre frère mais ils veulent d’abord augmenter la sécurité.

- Qu’est-ce qu’il manigance exactement ?

- Qui ?

- Le général Gentry bien sur.

- Pour l’instant, pas grand-chose je crois mais à mon avis, vous aurez du mal avec lui, ainsi qu’avec les hommes de la Terre en général. Ils sont loin d’être aussi malléable que nous.

J’attends avec impatience de voir comment vous allez vous en tirez. »

C’était vrai. Toute cette situation l’amusait énormément sans que je comprenne pourquoi. « Je vois ça. Et vous, de quel coté êtes-vous ?

- Moi ? Mais du coté des Maÿcentres bien entendu et surtout de Vengeance. Rien ne remplace sa terre natale, vous ne me contredirez sûrement pas là-dessus. »

Ca y est, j’avais compris « C’est à dire que vous attendez patiemment que nous réglions le problème entre nous et ensuite vous ramasserez les morceaux ?

- C’est un peu le concept oui »

C’était évident. Soit les Terriens ne nous supportaient plus et dans ce cas, il gardait Archuleta pour lui. Soit nous arrivions à gérer la crise, mais, même ainsi, Synshy ne nous laisserait pas ici et il récupérait aussi Archuleta. Il était gagnant à tous les niveaux. Mais la Terre n’appartenait pas aux Maÿcentres, elle était indépendante. Ce n’était pas à Synshy de décider de l’avenir de Glace mais aux responsables d’Archuleta. Cependant, il y avait peu de chance qu’ils décident de le garder après tous ce qu’ils avaient appris à cause de moi. Pourtant, Umya avait tout intérêt à nous démolir le plus possible s’il voulait garder le projet pour lui et ce n’était pas ce qu’il était en train de faire. En tout cas pas devant moi. Peut-être que, dès qu’il serait sorti d’ici, il irait nous enfoncer mais je ne le pensais pas. Ca le réjouissait vraiment de nous voir nous débrouiller entre nous.

Je me retournai tandis que la porte s’ouvrait sur Glace.

Le conseiller Umya se leva. « Conseiller Taegaïan » dit-il en s’inclinant. « Je pense que vous n’avez plus besoin de moi, je vais voir si je peux me rendre utile auprès de ses Terriens enragés.

- Allez plutôt vous coucher, vous êtes épuisé.

- J’aimerais, mais je ne donne pas deux minutes aux Terriens pour venir me chercher jusque dans mon lit s’il le faut.

- Allez dans ma chambre, ils ne penseront pas à vous chercher là-bas ». Personne n’ose plus y entrer. Personne n’ose plus rien à mon sujet pensait-il. Pouvoir entendre à nouveau les pensées de mon frère me rassura même si c’était plutôt pessimiste.

« Ca, c’est une idée qui me plait » dit-il en baillant. « Je vous remercie. Ce sont tous des malades ici.

- Il est bizarre » dis-je à mon frère en désignant du menton la porte par laquelle le conseiller avait disparu

« Je sais oui. C’est un maître de la stratégie comme il se décrit. Il est obsédé par le jeu. Il voit chaque personne comme un pion et s’imagine le maître du jeu. Il est étrange, un rien mégalomane, mais il a le sérieux avantage de n’avoir rien contre nous. Pour le comprendre, il faut deviner à quel jeu il joue ce qui n’est pas toujours évident.

Quand le président a exigé qu’un conseiller des Maÿcentres vienne me seconder ou devrais-je dire, me surveiller, Orage a imposé au président que ce soit lui qui soit choisi pour ça. Tu n’as qu’à lui demander pourquoi. En ce qui me concerne, je pense que c’était un bon choix. C’est un très bon diplomate et sait s’adapter à la personne qu’il a en face de lui. »

J’aurais bien voulu savoir ce qui avait motivé Orage à le choisir, mais je n’irais sûrement pas lui demander, je n’avais pas envie d’avoir le moindre contact avec lui. Sans doute l’appréciait-il parce qu’ils étaient aussi tordus l’un que l’autre.

Glace me regarda d’un air sévère. Je me demandais s’il avait surpris ma pensée. Au cas où, je déviais la conversation : « Et la situation se présente comment ?

- Mal. Ils sont sur les nerfs. Rien qu’à supporter leur présence, je suis épuisé. A les écouter, ils voudraient que nous restions enfermés sous haute surveillance avec des caméras de sécurité partout.

- Et tu acceptes ça !?

- Bien sur que non ! Mais, en ce qui te concerne, c’est plus compliqué vu qu’ils peuvent prouver que tu as violé pas mal de leurs lois en t’introduisant sur Terre. Il y aura des compromis à faire, j’en ai peur. Nous ne sommes pas en mesure de nous les mettre à dos, surtout avec Synshy comme président.

Nous sommes vraiment mal partis, tu sais.

- On se croirait sur les Maÿcentres.

- Si nous arrivons à instaurer ici une relation comme celle que nous avions sur les Maÿcentres, ce serait un miracle ». Il ne formula pas le reste à voix haute mais je perçus tout de même qu’il pensait qu’il faudrait pour cela que Gentry accepte de le garder et il n’y croyait pas.

Dix minutes plus tard, Mike entra dans la chambre avec un plateau. « Je vous amène de quoi manger » dit-il en me tendant un bol de soupe. « Je m’excuse d’avance pour la qualité de ses produits, tout à fait indigne de vous, mais je peux vous promettre qu’ils ont fait un sacré effort. D’habitude c’est pire. »

Il avait dit cela d’un ton neutre d’ou n’émanait aucune émotion et n’hésitait pas à me regarder droit dans les yeux.

Je souris et le remerciais pour le plateau et aussi pour m’avoir sortie du cachot où j’avais été enfermée. Il ne me répondit pas et s’adressa à Glace comme si je n’existais plus : « Ils sont tous morts de peur ici. Ca va être difficile de les calmer. Ils veulent renforcer la sécurité, mettre des caméras et des micros dans vos quartiers.

- Non » dit Glace « Nous ne sommes pas des cobayes à espionner.

- Je sais, je fais ce que je peux.

- C'est-à-dire ? » Demandais-je

« C'est-à-dire pas grand-chose.

- Pas à moi » reprit Glace « Je connais suffisamment les hommes de la Terre pour savoir qu’un simple employé, civil en plus, dans une base militaire n’a pas autant de pouvoirs de décision que ce que vous paraissez posséder, alors cessez vos cachotteries avec moi »

Il finit de poser les plats sur la table avant de répondre. « Disons, qu’en général, quand je dis quelque chose, on a tendance à m’obéir. Mais, de là à faire désobéir quelqu’un sur un ordre direct ou faire faire des choses contre la volonté de quelqu’un, je n’en suis malheureusement pas capable. Je peux juste les influencer. Je dois vraiment y aller sinon ils vont finir par croire que vous êtes en train de me faire je ne sais quoi. »


10

Le bon sens chez les jeunes, c'est la glace au printemps.

[Georg Christoph Lichtenberg]
Extrait des Aphorismes

Durant les jours suivants, j’en appris un peu plus sur la situation et ça ne me rassurait pas du tout. Gentry avait fini par accepter que je m’installe dans les quartiers de Glace qui étaient nettement plus confortables. Au fur et à mesure du temps, il avait recrée là un petit espace agréable et, si ce n’est le manque de lumière, l’odeur désagréable de la climatisation et le fait que c’était tout petit, c’était presque confortable. Il avait entre autre un épais tapis de laine qui permettait de s’installer confortablement à même le sol plutôt que sur leurs fauteuils inconfortables. Glace avait obtenu que je dispose d’une certaine liberté mais, pour autant, je devais sortir le moins souvent possible et de toute façon, j’étais tout de même enfermée dans la base. L’un dans l’autre, je ne voyais pas vraiment où était la différence. Au bout de trois jours à tourner ainsi en rond ou à me faire harceler de questions déplacées sur mes activités sur Terre, le général Gentry était venu me présenter les deux hommes qui m’avaient agressée pour qu’ils s’excusent. Je garde un très mauvais souvenir de cette confrontation. D’abord, je ne les avais pas reconnu. En plus, il y en avait un qui s’était mis à vociférer un chapelet d’injure. Je les aurais bien renvoyés de suite. La façon qu’ils avaient de me regarder comme s’ils me jetaient leur haine au visage était tout à fait injustifiée et, plus pour cela que pour tout ce qu’il avaient pu me faire, je ne pouvais pas les supporter. Un des deux s’était excusé sans en penser un mot, mais ça m’était égal. Tout ce que je voulais, c’était qu’ils s’en aillent. Le deuxième m’avait craché au visage ce qui avait mis le général hors de lui et sa colère avait encore accentué mon malaise. Je me souviens vaguement que le conseiller Umya était arrivé tout heureux et avait suggéré que je devrais résoudre ce problème moi-même. Le général avait accepté, enfin je pense. Sa colère et la haine des deux hommes m’avaient submergée et toutes mes protections contre ses émotions négatives s’étaient ébranlées dans l’état de faiblesse dans lequel je me trouvais encore. Je me souviens que leurs émotions trop fortes avaient pris le dessus sur les miennes et je m’étais retrouvée dans le même état de haine et de colère qu’eux par simple contagion. Je sais vaguement que j’avais obligé l’homme récalcitrant à se mettre à genoux et à présenter des excuses de force. Je pense que le général en avait été choqué, que l’homme s’était débattu intérieurement, qu’Umya était ravi et que moi, j’avais des remords.

J’en avais parlé à Glace. Je pensais qu’il allait encore se fâcher mais il m’avait dit que j’avais bien fait et que, si nous passions tous leurs caprices aux Terriens, ils finiraient par nous marcher sur les pieds. Ils fallaient qu’ils voient que nous étions prêts à faire des concessions mais que nous étions malgré tout, les plus forts. Je lui avais transmis qu’on n’aurait pas dû m’infliger ça, que je me fichais éperdument de ses hommes, qu’ils avaient été horribles et que tout ce que je voulais, c’était sortir d’ici et il m’avait répondu qu’il n’avait pas le temps ni la force de s’occuper de mes états d’âmes et que je devais trouver quelqu’un d’autre pour épancher mes pleurnicheries.

Je commençais à croire que je pourrais mourir dans ce trou sans que personne n’ait le temps de s’en soucier. Moi, j’aurais bien aimé ne pas avoir de temps. Tout le monde semblait très occupé sauf moi. Glace était encore pire que les hommes de Gentry pour m’empêcher de faire quoi que ce soit : Pluie, reste tranquille. Pluie ne les regarde pas comme ça, Pluie retourne dans la chambre. On aurait cru entendre ma mère. En pire en fait, car si c’était ma mère, il y a longtemps que j’aurais filé. D’ailleurs, ici aussi, si j’avais trouvé le moyen, j’aurais fui scandale ou pas. Enfin, si Glace l’avait permis. J’avais l’impression d’être surveillée tout le temps.

Dès que je sortais de ma chambre, j’étais suivie par leurs caméras de sécurité qu’ils collaient partout. Mike disait que j’avais déjà de la chance qu’ils ne m’en mettent pas dans la chambre que je partageais avec Glace et qu’il s’était battu pour ça. Il aurait pu se battre un peu plus pour qu’on me laisse tranquille et qu’on me renvoie sur Plume. Au fond, je ne savais pas de quel bord il était celui-là. Il avait l’air de faire son possible pour m’aider mais, d’un autre coté, jamais il ne m’aurait fait ne fut-ce qu’un sourire ou une parole réconfortante. Glace disait que je pouvais lui faire confiance. Je m’étais demandée comment il pouvait en être sûr mais je ne lui avait pas demandé. D’abord, il ne m’aurait pas répondu et ensuite, je n’avais pas vraiment envie de le savoir. Etait-il possible de sonder des personnes telles que Mike ou Thibault ? En tout cas, je ne percevais pas leurs pensées en les touchant, après, en forçant un peu plus peut-être. Je n’irais sûrement pas vérifier. La dernière fois que j’avais vu Mike, il était entré m’apporter à manger. Umya était venu faire ce qu’il appelait une visite de courtoisie, entouré de deux gardes des Maÿcentres. Je n’avais toujours pas cerné son petit jeu à celui-là mais, c’était le seul qui paraissait soucieux de me distraire et je commençais à apprécier sa présence et puis, sa bonne humeur était contagieuse. Bref, Mike m’avait regardée avec son air direct habituel et j’avais senti d’un coup l’excitation d’Umya devant cet échange de regard. Mike était sorti et Umya l’avait suivi comme un chien suivrait un os, la curiosité en plus. Depuis, je n’avais plus revu ni l’un ni l’autre.

Quelques grattements à la porte me sortirent de mes pensées.

« Qui est-ce ? » demandais-je redoutant que ce soit le général Gentry. J’imaginais facilement que, s’il avait accédé de si bonne grâce à la demande d’Umya en m’amenant les deux abrutis, c’était qu’il espérait quelque chose en contrepartie.

« Conseiller Umya » fit la voix derrière la porte.

Merci, pensai-je. Le conseiller était la seule personne que je supportais en dehors de mon frère « Tu peux rentrer.

- Vous l’avez entendue, alors quitte à rester planter là, ouvrez-moi la porte.

Je savais qu’ils avaient encore posté quelqu’un dans le couloir. Et encore penser qu’il n’y avait qu’une seule personne était vraiment trop optimiste.

La porte s’ouvrit sur le conseiller, les bras chargés de boites, suivi de deux hommes que je n’avais jamais vu. Vu leurs uniformes, ce devait être des militaires Terriens. « Ces messieurs veulent assister à notre discussion, pour me protéger paraît-il.

- Ils ont tellement peur qu’ils seraient incapables de protéger qui que se soit.

- Vous voyez dans quelle situation gênante vous me mettez » dit-il aux deux hommes « Non, soyons logique, je n’arriverais à rien ainsi. Il vaut mieux que je m’occupe de ça seul.

- Le général nous a ordonné… » Commença le plus âgé des deux mais Umya ne le laissa pas finir.

« Hé bien, dites-lui que j’ai ordonné le contraire et ajoutez que je veux qu’il organise une réunion pour redéfinir la hiérarchie.

Les hommes de la Terre adorent les réunions » me dit-il en souriant tandis que les deux hommes sortaient.

« Vous voyez, » continua-t-il, « j’ai essayé de me débarrasser de ces deux-là avant de venir, mais ils craignent plus le général que moi donc, ils ont préféré lui obéir. Par contre, quand il s’agit de vous et de moi ensemble, ils préfèrent nous obéir quitte à se mettre leur supérieur à dos.

C’est bon à savoir. Ca pourra servir » Tout en disant cela, il déposa ses paquets sur la table basse avant de reprendre : « Dites-moi, étaient-ils plutôt genre, soulagés de sortir ou plutôt genre, crainte des représailles de leur supérieur ? »

Je n’étais sûrement pas là pour traduire les émotions des gardes pour le bon plaisir du conseiller Umya aussi je ne répondis pas. « Tu es venu pour me faire part de tes projets de mutinerie, conseiller ?

- Ne vous moquez pas, je suis réaliste c’est tout. A l’origine, si le président Eysky avait décidé de mêler les Adarii au projet sur Terre, c’est pour les communications bien sur mais aussi parce que vous avez une propension innée à vous faire obéir et respecter. Si les hommes de la Terre commencent à s’opposer aux Adarii, il faudra bien qu’on trouve autre chose pour les mater.

Soyons logique, la confédération Vengeance-Maÿcentres a bien assez de Plume comme planète rebelle, il ne faudrait pas que la Terre suive la même voie.

- Pourquoi es-tu venu conseiller ?

- Gentry veut que je vous interroge pour savoir exactement quelles bêtises vous faisiez chez lui. »

Ca faisait longtemps qu’on ne me l’avait pas sortie celle-là. Je passais ma vie à être interrogée là-dessus. Pourtant, vu l’air réjoui du conseiller, je me doutais bien qu’il avait une autre idée en tête.

« Mais tu n’es pas là pour ça.

- Non, en effet. Je ne peux rien vous cacher Adarii.

- Pourtant tu ne m’as toujours pas dit le but réel de ta visite ?

- J’y viens. » Il s’approcha de la table basse sur laquelle il avait posé ses paquets. Je jetai un coup d’œil et reconnus quelques jeux que ma mère m’avait appris. Le conseiller déplaça la pile un peu plus loin pour ne garder qu’un échiquier.

« Savez-vous qu’une des choses qui se retrouve dans toutes les cultures, c’est le goût du jeu ? Chez moi, il est particulièrement développé. Depuis que je suis sur Terre, je passe tous mes temps libres à apprendre les jeux de la Terre. Ils ont des jeux de stratégies très intéressants. Je me suis dit que ça vous ferait passer le temps si je vous en apprenais quelque uns.

- Je connais déjà celui-là », dis-je en désignant l’échiquier « et vu ton talent pour les coups en traître, tu dois être très bons.

- Et celui-là alors ? » Demanda-t-il en sortant un cylindre de bois qu’ils ouvrit laissant paraître des espaces creux remplis de petits cailloux.

Je secouai la tête. « Non, je ne connais pas.

- C’est un Awalé. Le but est de récupérer le plus de cailloux possibles », expliqua-t-il tout en égrenant les cailloux dans les différents trous.

« Quels cailloux veux-tu réellement récupérer Sy Conseiller ?

- Que voulez-vous dire par là Adarii ? » Demanda-t-il sans quitter le jeu des yeux.

« Tu le sais très bien. Gentry te demande de m’interroger, et toi, tu viens jouer avec moi et, apparemment, tu es vraiment venu rien que pour ça. Qu’est-ce que tu manigances ?

- Pour vous interroger, je dois d’abord gagner votre confiance.

- C’est cette foutaise que tu leur as sorti pour passer l’après midi à ne rien faire avec moi ?

- Je ne considère pas que le jeu soit une perte de temps. Vous n’imaginez pas tout ce que j’ai pu apprendre des hommes de la Terre uniquement en observant leurs stratégies. Un jour, il faudra que je vous montre un jeu qui s’appelle civilisation mais ça se passe par ordinateur, ce n’est pas évident à maîtriser pour quelqu’un qui n’a pas l’habitude de cette technologie. Pourtant, j’aimerais voir comment vous vous débrouillez à ce type de jeu.

Mais, je n’ai pas répondu à votre question je crois. Alors oui, c’est cette foutaise que je leur ai raconté pour passer l’après midi à jouer avec vous.

Regardez comment je fais pour l’awalé. Je choisis une case, puis j’égrène les cailloux qui s’y trouve un à un dans chaque case.

- Pour vous défiler de vos obligations ?

- Entre autre. Ils sont ennuyeux, coincés dans un système organisationnel beaucoup trop lourd. Avec eux, tout n’est que procédures, règles, lois. Rien ne peut se réduire à une simple réflexion hypothético déductive.

Donc, je disais : Si dans la dernière case, vous n’avez que deux ou trois cailloux, vous pouvez les récupérer, comme ceci », joignant le geste à la parole, il récupéra deux petits cailloux noirs. « Cela étant, je remarque que la case précédente, elle aussi n’a uniquement que deux cailloux. Je peux donc les récupérer aussi.

- Et vous ne voulez pas que les Terriens sachent ce que je faisais chez eux ?

- Non, je ne le veux pas en effet mais, je vous avoue que personnellement, j’aimerais le savoir.

A vous de jouer. »

J’égrenai une case au hasard avant de poursuivre : « Pourquoi ?

- Parce que, si Archuleta arrivait à contrôler les Adarii alors que nous, nous n’y arrivons pas, ils se retrouveraient en position de force par rapport à nous.

- Recommencez, vous avez joué sans réfléchir. Vous devez pouvoir prévoir plusieurs coups à l’avance. Trouvez une cible faible, renforcez là juste ce qu’il faut pour avoir un alignement de trois jetons, et raflez le paquet. »

Je réfléchissais. En fait, les Maÿcentres avaient peur des Terriens. En tout cas Umya. Ils voulaient les garder à leur merci et ils s’imaginaient que Glace était le plus apte à leur faire accepter leurs désirs. Mais, ils se faisaient avoir parce que les Maÿcentres voulaient s’implanter auprès de la population Terrienne et Glace voulait garder les hommes des Maÿcentres enfermés ici. Je tentai de remettre tous les éléments en ordre « Conseiller, un doute soudain vient juste de m’assaillir : te souviens-tu, il y a quelques mois, le président m’a plus ou moins forcé la main pour que je l’accompagne sur Terre alors qu’au fond, il n’avait absolument pas besoin de moi. »

- On a toujours besoin de vous Adarii ».

C’est ça sors tes flatteries pensai-je « Conseiller, dis-moi, pourquoi voulait-il que je l’accompagne ?

- Je vous le laisse, » dit-il poussant l’awalé vers moi « exercez-vous, je reviendrai demain continuer ce très agréable interrogatoire.

- Réponds, conseiller ! Ou plutôt non, dis-moi juste : n’a-t-il pas organisé cela uniquement dans le but de me pousser à bout pour que je fasse un scandale auprès des Terriens afin de les faire se bouger sans pour autant qu’Eysky risque de se les mettre à dos ?

- Je lui avais dit que ça ne marcherait pas, je...

- Sors d’ici Umya.

Ces abrutis s’étaient servis de moi. Je me remémorais parfaitement maintenant comment Umya était venu me voir dès le cocktail d’accueil pour se plaindre de la façon dont ils étaient traités ici. Il avait très bien repéré que Glace ne jouait pas son jeu alors que la petite Pluie, elle se ferait avoir. La petite Pluie, il était facile de la manipuler, de lui faire faire n’importe quoi. Elle ne se rendrait compte de rien. Combien de fois Eysky avait-il joué à ce jeu avec moi, me poussant à bout pour que j’exige ce qu’il n’osait pas demander ? Et le pire dans tout cela, c’était que Glace m’avait prévenue. Même Orage m’avait dit que je me faisais manipuler par le président, mais je ne les avais pas cru. J’étais bien trop fière pour pouvoir admettre me faire avoir si facilement. De toute façon, tout le monde se servait de moi tout le temps.

Tout en y réfléchissant, j’étais sortie de la chambre. J’avais besoin d’air. C’était un raisonnement stupide, je n’aurais pas plus d’air dans ses boyaux lugubres que dans la chambre de Glace mais au moins, je pouvais bouger. Les quartiers de Glace étaient vraiment trop exigus. Je rabattis mon étole sur la tête assombrissant encore les couloirs.

Ca devenait de pire en pire. Dès que j’étais sortie, deux gardes s’étaient mis en devoir de me suivre, comme si leurs caméras ne suffisaient pas. J’en venais presque à regretter de ne plus être perdue en pleine montagne avec Thibault. Il avait comparé la base d’Archuleta à une taupinière, c’était exactement ça. Si je ne retrouvais pas le soleil bientôt, j’allais devenir folle. Et les deux autres qui me suivaient suintant la peur, comme si j’allais me transformer en monstre et leur sauter à la gorge. Je finis par m’asseoir dans une sorte de salle de repos qu’ils avaient nommé cafétéria mais qui n’était qu’un endroit désagréable et inconfortable avec quelques tables. Les deux autres en profitèrent pour s’asseoir à la table à coté.

Je n’en pouvais plus. J’avais besoin de me défouler. N’importe quoi. Je me levai et me plantai devant ceux qui me surveillaient toujours : « Pourquoi me fait-on surveiller ? »

Un des deux se détourna tandis que l’autre reculait imperceptiblement sa chaise « Personne ne vous surveille, vous…

- Quand on ne sait pas mentir, on s’en abstient.

- Pluie, sors d’ici tout de suite Glace était derrière moi.

Ca y est, je ne pouvais même plus faire une simple remarque sans m’attirer des ennuis. Je me retournai tout en cherchant une explication rationnelle pour expliquer mon comportement.

« Ecoute » commençai-je.

- Tu files dans la chambre.

Je me détournai des deux hommes sans une explication et précédais Glace dans ses couloirs obscurs. Ils auraient au moins pu mettre autre chose que ses néons, qui diffusaient une lumière froide et déprimante. Il y avait de quoi devenir dingue dans cette ambiance.

J’entrai dans les quartiers de Glace et m’assis en tailleur sur l’épais tapis de laine, mon frère toujours derrière moi. Il referma la porte et je crus un instant avoir affaire à Maître Blizzard tellement il avait l’air froid et autoritaire. Je préférai prendre les devants avant l’avalanche des reproches : « Ecoute, c’est insupportable. »

Je n’avais pas pu aller plus loin. De sa voix froide, calme et pénétrante, Glace commençait ses remontrances : « Je ne veux pas le savoir Pluie. Je ne veux pas que tu agresses les gens sans raison. Tu es irresponsable, immature, puérile, et tu ne fais que te plaindre. »

Ca y est, le robinet des reproches était ouvert.

J’avais l’impression d’entendre ma sœur. Je réalisais avec horreur que c’était peut-être le cas. Glace et Prestance devaient être liés. Ils s’étaient toujours bien entendu. Prestance jouait les grandes sœurs modèles avec Glace tandis que moi, elle ne m’avait jamais considéré comme autre chose qu’une expérience de son père. Ca me mettait en rage de penser que Glace devait lui raconter tout ce que je faisais. Je l’imaginais, un air désespéré et soupirant : « Que pouvait-on espérer d’elle de toute façon ?» Elle devait sans doute raconter ça à tous les visiteurs dans les salons de Taegaïan. Assise sur le fauteuil d’Espoir, parfaitement droite, impeccable jusqu’au bout des ongles, sa robe ne faisant pas le moindre faux plis. Elle conclurait mes exploits en disant : « ce n’est pas sa faute, c’est sa nature » dans un feint apitoiement qui tromperait tout le monde.

«… et je ne souviens même pas la dernière fois que tu aies fait quelques chose de constructif. »

J’avais perdu un bout de l’exposé, mais je repris le fil sans trop de mal : « Evidemment, il n’y a rien à faire ici.

- Flatté de voir que tu daignes sortir de tes pensées farfelues pour m’écouter, mais d’après ce que je sais, tu n’as pas fait grand-chose non plus pour aider Sentiment et Tempête dans leurs recherches.

- Ecoute, leurs cités perdues, je m’en fiche complètement. D’accord, elles ont fait des découvertes extraordinaires, et alors, ça nous avance à quoi ? A rien. Quant à mes pensées, elles ne sont pas farfelues » précisai-je en ronchonnant.

Ha si, en fait, elles m’avaient confiée les vieux débris métalliques trouvés dans la grotte pour que je les remette à la vieille Adarii Savoir, la conseillère de Maniya. C’est sur que ça allait la passionner ses bouts de métaux.

« De toute façon, tu te fiches de tout sauf peut-être de ta petite personne. Qu’est-ce que tu veux à la fin ?

- Je veux rentrer sur Plume »

Je m’attendais à une nouvelle vague glacée de blâme en tout genre mais, étonnement, il me répondit presque gentiment : « Tu vas te tenir tranquille quelques jours, ensuite, je trouverai un moyen de te faire quitter la Terre. Je pense qu’ils seront suffisamment soulagés de ton départ pour arriver à les convaincre sans trop de mal que la décision de te laisser partir vient d’eux. »

J’avais bien saisi le sous-entendu en pensée comme quoi lui aussi serait soulagé de m’éloigner d’ici. A croire qu’il ne voyait pas les efforts que je faisais pour supporter la situation. Après tout, c’était lui qui m’avait obligée à venir sur Terre. Sans lui, je serais je ne sais où, mais beaucoup mieux qu’ici. Tandis que maintenant, j’étais coincé et sans doute pour plus longtemps que ce qu’il voulait me faire croire.

« Par contre, je compte sur toi pour te rendre utile là-bas. Je fais confiance à Maître Prestance pour qu’elle trouve quelque chose à te faire faire et à toi pour lui obéir. Il est grand temps que tu assumes tes responsabilités. »

- D’accord » dis-je à toute vitesse. J’étais prête à tout. J’obéirais à ma sœur, je la servirais, je l’adulerais, je ferais tout ce qu’elle veut, mais qu’on me fasse sortir d’ici.

« C’est ça oui. » dit-il même s’il n’y croyait pas. « Et autre chose, tu choisis n’importe qui mais tu t’arranges pour avoir des enfants Adarii, et pour Taegaïan de préférence.

- Mais, c’est une idée fixe chez vous.

- Evidemment que c’est une idée fixe. Tu as dix-sept ans et tu ne fais absolument rien. Beaucoup d’Adarii ne peuvent pas avoir d’enfants, si ceux qui peuvent n’en font pas, nous sommes mal partis.

- Et qu’est-ce qui te fais dire que je peux moi ?

- Tu es fatigante Pluie, si tu ne peux pas, tant pis, mais tu ne rentreras pas sur Plume tant que tu refuseras tes responsabilités. »

Il n’avait aucune envie de faire le moindre effort pour me faire sortir d’ici pensai-je dès qu’il eut fermé la porte derrière lui. Il se contentait de me faire miroiter les espoirs les plus fous pour ensuite m’accabler de tout ce qu’il savait pertinemment que je ne voulais pas faire jusqu’à ce que j’explose. J’aurais dû dire oui. Après, libre à moi, une fois là-bas de n’en faire qu’à ma tête. Quoique, je voyais mal Prestance me laisser agir à ma guise.

- Arrête d’imaginer tout et n’importe quoi Pluie, c’est agaçant.

Me dit-il encore avant de s’éloigner tout à fait me laissant plus furieuse que jamais.

***

« J’en ai marre conseiller Umya. »

Ca faisait presque un mois que j’étais là. Une éternité.

« J’ai cru le comprendre en effet.

- Je veux sortir d’ici.

- Vous devriez être capable de les convaincre de vous laisser partir par quelques petits tours dont vous avez le secret.

Je regardais le conseiller ne sachant que penser. En général, les hommes des Maÿcentres et de Vengeance évitaient d’évoquer de ce genre de chose comme si en parler risquait de nous donner de mauvaises idées.

« D’abord, le général n’est pas le seul à prendre ce genre de décision, et surtout, si je pars de cette façon, ils s’en rendront compte après coup et Glace en pâtira.

- Ce n’est pas faux », dit le conseiller en haussant les épaules. Il était désolé, mais je n’arrivais pas à déterminer si c’était par sympathie à mon égard ou autre chose.

« Echec et mat Adarii. » Il prit le cheval noir qui m’avait assené le coup de grâce et sembla un instant perdu dans la contemplation de la pièce de bois. « Vous voyez » finit-il par dire « sur mon jeu d’échec, les Adarii prennent la place des cavaliers. Ce sont mes pièces préférées. Ils sont redoutables car ils ne peuvent être bloqués par d’autres pièces, c’est leur pouvoir particulier, mais ils sont sauvages et il faut leur flatter l’encolure.

Je l’arrêtais avant qu’il aille trop loin dans ses propos indécents. Il m’avait fait part de la façon dont il analysait les activités de la base comme il étudierait une partie d’échec. Il s’imaginait le maître du jeu et il surveillait le résultat de ses actions comme on suivrait le mouvement de quelques pions. Il disait que le roi était le but à atteindre et qu’ici, il représentait la planète Terre.

Il m’avait avouée récemment qu’il comparait la reine au président des Vengeance-Maÿcentres : beaucoup de puissance mais pouvant être arrêté par un simple pion. « Et toi, conseiller Umya ? C’est bien beau d’être le maître du jeu, mais tu n’en es pas moins sur l’échiquier. Ou devrais-je plutôt dire, dedans. Quelle pièce es-tu ? »

Il me fit un grand sourire satisfait. « Voyons Adarii, je suis le fou bien sur. Toujours à marcher de travers et à agir de façon bizarre. » Il se tut perdu soudain dans une grande réflexion et continua à fixer son jeu d’échec diffusant autour de lui des petites pointes de curiosités.

« Que veux-tu savoir Sy conseiller ?

- Je me demandais qu’elles étaient les dernières nouvelles des Maÿcentres ? »

Les nouvelles, il devait les avoir par Glace et, s’il me les demandait, c’est que Glace devait sans doute lui cacher certains détails. Ou du moins, le pensait-il. Il s’imaginait sans doute que moi, vu que je me faisais toujours avoir, je lui dirais tout ce qu’il veut. Mais, ça ne marchait plus. Je ne me laisserais plus berner. De toute façon, je ne savais rien mais je me voyais mal lui dire la vérité, c'est-à-dire que j’étais fâchée contre Orage et que Glace ne me confiait rien car, comme il disait, il n’était pas là pour jouer les intermédiaires, que je n’avais qu’à voir ça avec Orage et que ma façon d’agir avec lui était stupide, perverse et irresponsable. Comme quoi, quand je disais que tout me retombait toujours dessus, je n’exagérais pas.

« Tu n’as qu’à demander à Glace » dis-je au conseiller qui attendait toujours une réponse.

« Conseiller Umya, je ne m’attendais vraiment pas à vous trouver ici ». Glace venait d’entrer dans ses quartiers et, vu l’accent sarcastique qu’il mettait dans ses propos, je compris de suite qu’Umya allait avoir des ennuis et peut-être que moi aussi d’ailleurs.

« N’avez-vous rien d’autre à faire qu’à jouer avec ma sœur ?

- Je ne joue pas, je l’interroge.

- Hé bien, vous avez fini de l’ “ interroger”.

- C’est dommage, j’avais presque réussi à la faire parler n’est-ce pas Adarii ?

- Presque Sy conseiller Umya. Peut-être serais-je prête à tout vous dire quand je vous aurais battu au échec.

- Pluie, ne rentre pas dans son jeu. Il est en train de nous attirer des ennuis. Maintenant, Gentry pense que si il n’obtient rien de toi c’est parce que tu le manipules. »

Le rire du conseiller Umya retentit soudain. « J’adore les hommes de la Terre. Les abrutis, je les mène en bourrique depuis des semaines et en plus, c’est moi la victime. Le fou je vous dis Adarii. Par définition, il ne peut pas être responsable de ses actes.

- C’est ça, riez. Le président Synshy arrive sur Terre et je pense que la première chose qu’il fera, sera de faire un tri parmi son personnel.

- Ca veut dire qu’il aura le droit de vous renvoyer pour peu que Gentry donne son accord. Ce qui ne devrait pas poser de problèmes.

- Ca n’a pas l’air de vous déranger beaucoup.

- Vous vous méprenez Adarii Glace Taegaïan, vous savez pertinemment que je pense que vous chasser est la plus grosse bêtise que peuvent faire les Maÿcentres mais, qu’y puis-je ?

- Sans doute vous imaginez-vous déjà reprendre la tête du projet ?

- J’avoue y avoir songé et alors, quel mal ? Au moins, vous aurez ici quelqu’un de votre coté.

- Un grand stratège comme vous avec une vue si étriqué. Vous me décevez conseiller. Ne vous êtes-vous jamais demandé comment un modique dignitaire de Vengeance d’à peine vingt ans à l’époque s’est retrouvé soudain propulsé second d’un projet concernant une planète entière ? »

Une lueur d’intérêt s’alluma dans l’œil d’Umya. « Dites-moi tout Adarii conseiller ?

- C’est Orage qui a exigé de vous avoir pour ce poste.

Umya devint blême d’un coup. « Et je suppose que le président Synshy est au courant.

- Evidemment, il était même extrêmement mécontent. Je pense qu’il aurait voulu choisir lui-même l’heureux élu. Le genre plus âgé, venant des Maÿcentres, lui vouant une admiration sans borne et une haine toute aussi grande vis à vis de nous. Votre carrière finira en même temps que la mienne. Soit les Terriens refusent votre départ et Synshy vous relayera à un niveau subalterne et s’arrangera pour vous trouvez un supérieur bien pire que moi jusqu’à que vous le suppliez de partir d’ici. Soit les Terriens ne voudront pas vous gardez parce que vous ne faites absolument rien de constructif ici. Parce que, bouger des pions imaginaires n’est pas leur but premier.

Allez, laissez-moi avec ma sœur et profitez de votre temps libre pour méditer vos possibilités de reconversion. »

Il attendit que le pauvre conseiller quitte la pièce et se tourna vers moi : « Bon, maintenant à nous deux Pluie. Si Gentry supprime mon autorité sur le projet, je n’aurais plus aucun pouvoir en ce qui te concerne et, comme je viens de le dire, le conseiller Umya ne sera pas mieux lotis. Il faudra te faire sortir avant. Mike m’a dit qu’il avait peut-être une idée mais il n’a pas pu m’en parler plus longuement. Quoi qu’il en soit tiens-toi prête à partir d’ici que ce soit légalement ou non.

- Mais, tu ne penses pas que les Terriens pourraient vouloir te garder ? Après tout, c’est tout à leur avantage d’avoir de bons rapports avec toutes les planètes du cercle. »

Glace me regarda avec l’air désespéré qu’il prenait dès que je ne l’écoutais pas « Réfléchis Pluie : Déjà, ils se méfient de moi, mais comment crois-tu qu’ils réagiront quand ils sauront que ça faisait plus de deux mois que le président Eysky t’avait renvoyée ? Tu crois sérieusement qu’ils me feront encore confiance une fois qu’ils sauront que je leur ai caché ça ? Et puis, je fais confiance à Synshy pour leur raconter les détails et sans doute d’autres anecdotes croustillantes de tout ce que vous avez pu leur faire endurer là-bas. »

Son ton était de plus en plus froid. Je tentais de me rassurer en me disant que, même si j’avais réussi à raisonner ma mère et si je ne m’étais pas fait prendre ici, Synshy en aurait raconté suffisamment à notre égard pour dégoûter les hommes d’Archuleta même sans parler de moi. Malgré tout, je ne pouvais m’empêcher de me sentir horriblement coupable « C’est ma faute ? » Je demandais ça d’une toute petite voix. C’était plus une excuse qu’une question.

- Oui, c’est ta faute » répondit-il glacial

« Tu m’en veux ? » Je savais bien que je n’aurais aucun soutien de sa part, c’était du masochisme d’insister ainsi et le résultat ne se fit pas attendre : « Oui, je t’en veux. Il serait tant que tu agisses en adulte, mais j’en ai marre de répéter toujours la même rengaine.

Pourtant, il la répéta. J’eus droit à nouveau à l’énumération de ce que j’avais fait : « tu te plains sans cesse, tu ne penses qu’à toi » et surtout ce que je n’avais pas fait : « Tu n’obéis pas, tu ne réfléchis pas, tu ne nous as pas parlé des capacités d’Emma alors que tu étais incapable de gérer ça.

- Ca va, ça va, j’ai compris, je vais faire un effort. Je ferais tout ce que tu veux, je t’obéirais, je ne me plaindrais plus, je réfléchirais avant d’agir.

Bon, comment comptes-tu t’y prendre pour que je sorte d’ici ?

- Orage viendra te chercher. Synshy l’a démis de ses fonctions dès qu’il a pris la place d’Eysky. C’est Crayon qui a appris tout à fait par hasard que Synshy partait sur Terre. Il s’est empressé de le suivre. Les Maÿcentres, pour nous, c’est fini. Plumeau, Aiguille et Fleur sont partis la semaine dernière. Orage n’a gardé que Crayon et Miroir pour équipage et pour s’occuper des taches minimums et assurer la sécurité de la villa et bientôt, s’en sera fini aussi de la Terre.

- Hors de question, je n’irais nulle part avec Orage. »

Je n’avais rien écouté de tout ce qu’il avait pu me dire après : « Orage viendra te chercher ». Enfin, j’avais entendu, mais sans vraiment m’y intéresser.

Je n’avais jamais vu Glace vraiment en colère avant ce moment-là.

« Pluie, tu vas cesser de suite avec tes enfantillages. Tu ne vas pas me dire que tu en veux encore à Orage juste parce qu’il compte sur toi pour avoir un enfant ? Ou plutôt parce que tu es vexée de ne pas t’en être rendue compte alors que tout le monde le savait. »

Ben oui, j’étais vexée, et alors, il y avait de quoi. Je n’étais pas une chose qu’on utilisait pour arriver à ses fins.

« Parce que c’est moi qui suis immature sans doute. Orage ne voit en moi qu’un moyen d’avoir ce qu’il veut. Jamais il ne s’est demandé ce que je voulais moi ni ce que je ressentais. Il est égoïste et ne pense qu’à ses intérêts.

- Je me fiche de ce que veut Orage, ou plutôt non. J’approuve tout à fait ses projets. Il est puissant et de Taegaïan. Ca valorisera ton statut aux yeux de tous.

- Tu ne parles pas sérieusement, tu ne vas pas cautionner ça ? »

On tombait dans le délire. Ne pouvait-il y avoir une personne raisonnable ici ? Mais non, chacun ne pensait qu’à son profit personnel, personne ne se serait soucié de ce que je voulais moi. J’étais trimbalé d’un coté à l’autre. Pluie, occupe-toi de ta mère. Pluie, viens fouiller les montagnes avec nous. Pluie, fais ceci. Pluie, fais cela. Et ensuite : Pluie, c’est de ta faute si ça ne marche pas. Et pendant ce temps là, Glace continuait encore et toujours à me sermonner : « Au moins Orage a un but dans la vie, et un but qui va dans l’intérêt de Taegaïan. Il manque sérieusement d’enfants là-bas.

Alors, si tu ne veux pas d’Orage, libre à toi. Dis-lui c’est tout mais arrête de te plaindre de ton sort et assume tes responsabilités. Tu ne peux pas passer ta vie à jouer avec le conseiller Umya.

- Je l’aime bien le conseiller Umya.

- Il est sournois, calculateur et cherche à te manipuler à sa façon.

- Orage aussi.

- Si tu penses ça, c’est que tu es encore plus bête que je ne l’imaginais.

Et puis, c’est assez. Soit tu repars avec Orage. Soit tu restes ici au risque de rester coincé un bon moment et dans des conditions bien pires.

- Tu n’as pas une troisième option ?

- Tu peux retourner chez ta mère.


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