samedi 29 mars 2008

Partie 2 Chapitre 1

1

"On n'est jamais aussi seul que lorsqu'on est sans espoir"

Marc-André Poissant

On dit que certains lieux sont chargés d’émotions. C’est vrai. Dès mon arrivée sur Terre, j’ai ressenti une sorte d’oppression qui ne m’a plus quittée. C’est sur cette planète que j’ai appris la mort de mon père, c’est ici que je me suis retrouvée abandonnée par les miens. Pour moi, la Terre, je l’associais à la solitude, la colère, la peur, la tristesse. Je n’avais pas quitté ce monde, je l’avais fui. Cette vision peut paraître lâche exprimée ainsi, mais au font, s’enliser dans une situation qui vous étouffe, n’est-ce pas encore plus lâche ? Il faut un certain courage pour pouvoir dire stop, tout quitter et se faire une nouvelle vie.

Pourtant, je n’avais pas que des mauvais souvenirs sur Terre. Les premiers mois n’étaient que découvertes et exaltations devant ses villes immenses, ses voitures qui vous amenaient partout à toute vitesse, ses immeubles qui semblaient toucher le ciel, ses commerces qui s’étalaient à pertes de vue regorgeant de milliers d’objets différents.

A cette époque, je marchais le nez en l’air en ouvrant des yeux écarquillés devant tout ce que m’apportait ce nouveau monde. Mon père me tenait fermement d’une main tandis que de l’autre, par un grand arc de cercle, il me disait que tout ce que je voyais pourrait être à moi. De là, ma mère se mettait en colère, mais de leurs disputes incessantes, je ne me souviens quasiment de rien. Elle criait beaucoup mais mon père n’y prêtait jamais attention, comme s’il avait réussi à annihiler complètement la fréquence de ses cris à son oreille. Ou alors peut-être était-ce tout simplement l’habitude ? Un son, aussi désagréable soit-il, à force de l’entendre à longueur de journée, il se faisait l’oublier. D’ailleurs, moi de même, me laissant porter par les rêves d’Espoir, je ne l’entendais plus.

Sur le moment, je n’avais pas prêté attention au sens de ses paroles. Il me disait que je pourrais tout avoir, mais quelle différence ?

J’avais toujours joui de tout ce dont je pouvais rêver et même un peu plus. Je n’avais jamais eu le temps de désirer quelque chose qu’il était déjà dans mes mains. Maintenant que je connaissais mieux la Terre, je commençais à me demander plus sérieusement ce qu’il avait voulu dire par là.

Aujourd’hui, je regardais d’un autre œil la ville qui défilait. J’avais l’impression que ces murs gris se refermaient sur moi pour m’étouffer. Comment avais-je pu en arriver là ?

J’avais accepté de revenir voir ma mère par peur de ce qu’elle pourrait dire sur nous à Archuleta. Enfin, surtout de ce qu’elle pourrait dire sur moi car, il fallait le reconnaître, ce que je craignais le plus, c’était que ma mère révèle mon ascendance contre nature. J’avais aussi paniqué, m’imaginant que, exaspéré par le comportement de mes amis, les Mondes extérieurs, comme les habitants de Plume nommaient Vengeance et les Maÿcentres, s’en prennent aux nôtres. Mais, après coup, je pensais que cette crainte était exagérée. Bien sur, cette histoire entre Orage et Dyasella n’était pas du plus bel effet, mais au fond, il n’y avait pas là affaire d’état. Je m’inquiétais plus des rancœurs éventuelles du conseiller Sinshy contre les filles, mais là aussi, ce ne devait pas être la première fois que ce genre de chose arrivait et, apparemment, après notre départ, la vie avait repris son cours sur les Maÿcentres. Bien sur, Orage n’avait plus accès au conseil et se sentait cloîtré et furieux, mais après tout, je ressentais la même chose ici.

- Ca n’a rien à voir, c’est même exactement le contraire. Tu jouis d’une liberté quasi illimitée dans un anonymat complet.

Décidément, Orage ne comprendrait jamais rien. Il n’avait jamais eu le moindre souci avec sa famille. Avait-il d’ailleurs eu de réels ennuis quels, qu’ils soient ?

- Libre d’aller me disputer avec ma mère lui précisai-je

« Evite les disputes, sois diplomate et traite-la avec considération.

- Et après, je pourrais partir d’ici ?

- Ca dépend. Es-tu capable de piloter seule trois jours durant ?

Non, je n’en étais pas capable, j’étais coincé ici jusqu’à ce que Tempête et Sentiment en aient fini avec leurs recherches. C’était encore ce qui m’exaspérait le plus : Remuer de la poussière autour de vieilles pierres, me semblait des plus inutiles. Imaginons qu’elles découvrent vraiment des traces d’anciennes civilisations. Imaginons même qu’elles découvrent que des civilisations Adarii aient vécues sur Terre. Plus loin encore, imaginons qu’elles découvrent que ces civilisations maîtrisaient des connaissances bien plus puissantes que celles que nous possédons aujourd’hui, une seule question se posait à moi : « et alors ? »

J’éloignai Orage de moi avant qu’il me ressorte ses explications qui pour moi n’avaient ni queue ni tête.

La seule chose qui pourrait résulter de leurs recherches, c’était de se faire remarquer et de perdre à tout jamais la confiance d’Archuleta. Ainsi, les Maÿcentres pourraient se lier avec eux contre nous, et nous serions bien avancés.

Au fond, je croyais plus aux recherches de Sentiment qui semblait persuader que le réseau que nous avions démantelé deux ans auparavant n’était que la partie visible de l’iceberg et que d’autres organisations s’étaient implantées sur Terre pour se procurer leur technologie en armement. Elle m’avait confiée ses craintes durant le trajet. Depuis que le président avait manqué se faire assassiner, elle travaillait à remonter la piste de cette mystérieuse arme à feu. Elle était arrivée à la conclusion qu’il devait y avoir une organisation secrète, genre Archuleta, mais dont les intentions étaient nettement moins pacifistes ou, en tout cas, nettement moins contrôlée et beaucoup mieux cachées.

Cette histoire me semblait plus marrante que les vieilles pierres, mais cela exigeait de travailler avec Sentiment et, si elle ne m’avait rien dit, c’était parce qu’elle me considérait comme “une gamine inutile et incapable de faire quoi que se soit correctement sauf râler,” pour reprendre ses termes exacts.

Elle pouvait penser ce qu’elle voulait, elle m’indifférait totalement. Si elle n’avait plus envie de me voir, elle n’avait qu’à me ramener sur Plume ou les Maÿcentres.

Je frissonnai malgré le chauffage trop fort du taxi qui me conduisait à la maison de ma mère. On atteindrait bientôt le centre ville, puis cet odieux petit lotissement dans lequel j’avais vécu avec ma mère. Dans un geste presque réflexe, je remontai mon étole de soie sur la tête laissant disparaître la ville derrière une brume de mousseline rose. Les Maÿcentres voulaient cacher nos visages pour se protéger de nous, mais moi, c’était un réflexe pour me protéger des autres.

« On est arrivé »

Le chauffeur m’avait fait sursauter, j’avais dû m’assoupir. Je n’avais pas beaucoup dormi ces derniers jours. Je m’étirai et lui tendis quelques billets, tout ce que j’avais gardé de mon ancienne vie sur Terre il y avait de cela une éternité. A peine plus de deux ans en fait. Avec leurs saisons trop courtes et leurs journées trop longues, j’avais eu l’impression d’être restée bien plus longtemps sur la capitale des Vengeance-Maÿcentres. Le chauffeur me rendit quelques pièces. Un rapide calcul m’apprit que je n’avais plus trop de notion sur la valeur de l’argent mais suffisamment tout de même pour savoir que je n’irais pas loin avec ça.

Le taxi disparut. J’aurais peut-être dû lui dire d’attendre. Peut-être n’y aurait-il personne ? Je sentis mon coeur bondir de joie à cette idée. Mais, dans ce cas, je devrais revenir et cette perspective m’ôta d’un coup la moindre parcelle du plaisir que j’avais ressenti. Je me tournai enfin vers la maison dans laquelle j’avais vécue presque deux ans après la mort de mon père. Deux très très longues années. Elle n’avait pas changée. Petit porche de briquette rouge avec un toit en ardoise et quelques fleurs fanées. Pourtant, ma mère prenait toujours soin de ses plantes, mais au fond, c’était peut-être normal, je ne savais même pas quelle saison c’était ici. Sûrement pas l’hiver, il faisait trop chaud mais pas non plus l’été. Plus que les fleurs fanées et le ciel gris, c’est l’odeur qui m’apporta la réponse. La plupart des feuilles étaient encore vertes, mais quelques unes commençaient à jaunir et tomber répandant une fine odeur d’humus se mêlant à l’odeur crue et rance des voitures.

J’étais partie quand l’été arrivait sur les Maÿcentres et voilà que déjà ici, c’était l’automne. J’avais eu une impulsion de rage totalement déplacée surtout que, de toute façon, je rejoindrais bientôt Tempête et Sentiment au Pérou. Elles m’avaient déposée au milieu de la nuit en pleine campagne avec pour consigne : « débrouille-toi et ensuite rejoins-nous ». Et puis, elles étaient parties. Je m’efforçai de me remonter le moral en pensant que je ne manquerais pas de soleil là-bas mais cette idée ne me calma pas pour autant. Ma colère n’était pas due au climat, c’était ce monde qui me rendait ainsi, qui m’emprisonnait, me cloisonnait, faisant jaillir de moi colère et tristesse, frustration et dégoût.

Je regardais encore la maison de ma mère. Elle était aussi triste que dans mon souvenir. Je me rappelais presque avec regret les petites villas des Maÿcentres dont l’architecture modeste se perdait sous des profusions de fleurs et des lianes d’Orchidées. Même au cœur de l’hiver, des pétales pointaient encore à travers la neige, formant des touches de couleurs sur tapis blanc. Les fragrances se mêlaient avec soin donnant un parfum de bienvenue sous une multitude de touches colorées et tout était toujours propre et bien soigné, en tout cas, sur la colline et le plateau. Ici, tout était froid et triste. Les briques rouges sombres paraissaient ternes et sales, l’allée grise, la pelouse grasse et verte ne se mariait que trop bien avec le plafond bas du ciel.

Je me sentais soudain si fatiguée. Je n’aurais pas dû venir de suite. J’avais le temps. J’aurais pu trouver un hôtel, me reposer une nuit ou deux, voire plus. Mais comment aurais-je pu dormir sachant que j’allais devoir subir ce face à face avec ma mère ? Pourquoi s’accrochait-elle tant à moi ? Nous avions vécu à peine plus de quatre ans ensemble. Plus vite j’aurais résolu ce problème, plus vite je partirais. Pour le Pérou, mais c’était déjà ça. Peut-être qu’Orage ne resterait plus longtemps sur les Maÿcentres et qu’il pourrait venir me chercher. Je ne devais pas espérer de telles choses, c’était mal. N’empêche que, ça m’arrangerait.

Tandis que le vent soufflait autour de moi arrachant mon étole de soie, à l’intérieur de moi, une nouvelle bouffée de colère m’envahit. « Qu’on en finisse » et je sonnai à la porte.

Après quelques secondes, j’entendis le bruit grinçant du loquet. Elle ne l’avait toujours pas réparé. Je me remémorai rapidement le discours que j’avais plus ou moins préparé. Glace m’avait donné, à ce sujet, des instructions précises : « C’est ta mère avait-il dit, arrange-toi comme tu veux, mais force-toi à lui faire croire que tu as un minimum de considération pour elle ». Un frisson me parcourut et je resserrai autour de mes épaules la large écharpe de soie. Sur le moment, ce raisonnement m’avait semblé logique et assez facile à tenir. Orage aussi m’avait parlé de considération. C’était stupide, il ne devait même pas connaître la signification de ce mot.

La porte s’ouvrit enfin et je fus surprise de voir un homme apparaître. Je le regardai de haut en bas. Il était tout à fait insignifiant, un Autre, me regardant avec cet air gêné et désagréable dont sont affublés tous les Autres. Cet air qui semble dire : “Attention, elle est bizarre, méfie-toi ”. Encore, sur les Maÿcentres, ils avaient une raison de se méfier mais ici, c’était absurde.

Je devais être gentille, et cela, même si je détestais déjà cet homme que je ne connaissais pas, au moins autant que tous les autres que j’avais pu croiser depuis mon arrivée. « Je veux voir Emma Diarety ».

J’avais bien perçu que le ton que j’avais employé n’était pas du tout en rapport avec les bonnes intentions que je m’étais données. On aurait dit que ce n’était pas moi qui contrôlais ma voix. Bon, petite révision, j’allais être gentille, mais uniquement avec ma mère. Lui, ce n’était pas utile. Qui était-ce d’ailleurs ?

« Oui, nous habitons ensemble »

Mes yeux se portèrent sur la main gauche de l’homme. Il portait une alliance. Bien, pensai-je, ma mère avait toujours été trop sentimentale et adorait les mièvreries concernant le grand amour. Petite, elle me racontait des contes de princesses et de princes charmants. J’aimais ses histoires. Elle insistait sur la beauté de l’amour et moi, j’étais subjuguée par les combats entre les dragons et les princes et toujours un peu déçue car le dragon ne gagnait jamais à la fin. Il fallait admettre que ces créatures étaient bien plus intéressantes que ces petits rois en collant et ses princesses de porcelaine. Enfin, si elle avait trouvé un prince dans l’homme debout devant moi afin de s’enfermer dans des rapports compliqués, je n’y voyais pas d’inconvénient. Peut-être son mariage aura-t-il calmé son tempérament irritable même si, à mon avis, ce genre de rapport réunissait tous les éléments pour devenir fou. Cela dit, elle était déjà un petit peu folle avant.

L’homme à la porte me tira de mes rêveries. « C’est pourquoi ? »

Ha non, ça, je ne le supporterais pas. Moi, quand je posais ce genre de question, personne ne me répondait jamais. Et à lui, je devrais lui faire un compte rendu de ma vie. « Ca ne te regarde pas.

- Ecoutez gamine, je n’ai pas l’habitude qu’on me parle sur ce ton ».

Je levai les yeux sur lui dans le seul but d’accentuer son malaise. Je n’étais pas une gamine.

Ce n’était pas comme sur les Maÿcentres, où les gens avaient franchement peur de nous, sachant sans doute les risques qu’ils encouraient. Ici, c’était plutôt une sorte d’appréhension qu’ils ressentaient, comme si quelques instincts leurs prévenaient d’un danger qu’ils n’identifiaient pas. Peut-être comme ses gens qui ont le vertige, attirés par le vide tout en redoutant le danger qu’ils encourent. En tout cas, c’était suffisant pour qu’il ne me considère plus comme une gamine. Il était rentré en bredouillant quelques mots comme quoi il allait la chercher

C’est ça, va la chercher. Certains disaient que c’était quelque chose dans le regard qui provoquait cette réaction. Pouvait-on avoir le vertige, juste en regardant quelqu’un ?

Je repensais aux yeux d’Orage. Je ne les aurais pas comparés à des gouffres sans fond. Plutôt à une prairie d’herbe tendre qui commencerait à dorer sous la chaleur du soleil. Il me donnait bien le vertige, mais pas le même genre. Il avait bien un coté attirant, mais pas effrayant, même s’il criait sans cesse. Moi, j’avais les yeux de mon père, D’ailleurs ma mère disait que les yeux d’Espoir étaient comme deux océans prêts à vous entraîner dans leurs profondeurs, et dans sa bouche, c’était loin d’être poétique.

Je poussai la porte qu’il avait laissé légèrement entrebâillée et entrai dans la maison. Quitte à se disputer, autant le faire à l’intérieur. Rien n’avait changé : un petit hall en carrelage froid, terne, et trop sombre. Un placard dont la porte ouverte laissait percevoir quelques vieux manteaux. J’avançai jusqu’à la porte du salon. Les canapés élimés étaient toujours là mais un fauteuil avait été ajouté. De meilleure facture que le reste du mobilier, il semblait uniquement pointer encore plus la médiocrité du reste. Son mari aurait tout de même pu se charger de refaire la décoration puisqu’elle n’en était pas capable. La table basse avait changée aussi, mais toujours de mauvais goût. Voila que, tout d’un coup, je révisais mes jugements non seulement sur les maisons, mais aussi sur le mobilier des Maÿcentres. Après tout, ce que je voyais ici était pire. Le mobilier des riches habitations de la colline était simple mais les matériaux utilisés toujours de bons goût et bien plus confortables. Au fond, ce n’était pas si étonnant que la délégation d’Archuleta ait été impressionnée. Dire que j’avais vécu là-dedans ! Sur une vitrine était accroché un petit dessin sur un papier froissé. Je m’approchai et le pris dans la main. C’était moi qui l’avais fait. C’était quand je venais d’arriver sur Terre. Le papier était rare sur Plume et on ne le gâchait pas à faire dessiner les enfants. Je me souvenais l’émerveillement que j’avais eu à pouvoir dessiner. Que c’était moche ! Objectivement, je n’étais pas douée à l’époque. Maintenant non plus d’ailleurs. Il est très difficile de reproduire en deux dimensions un paysage en trois dimensions. On y perd forcement quelque chose. La sculpture d’accord, mais le dessin… pourtant, la vue de ce dessin fit monter en moi des émotions que je pensais oubliées. Il représentait la première maison dans laquelle j’avais habitée sur Terre. Une grande villa dans le sud de la France. J’avais quelques bons souvenirs de cet endroit. Un grand parc pour jouer et une piscine chauffée. Avant la mort de mon père, j’y avais passé de bons moments. Là-bas, nous avions de jolies choses. Espoir m’avait chargée de la décoration. Il m’avait amenée chez un grand ébéniste. Nous avions regardé des catalogues et j’avais pointé ce que je voulais. Ensuite, mon père avait regardé l’artiste et lui avait dit. « Vous avez compris ce que veut ma fille ? Allez, au boulot » mais ma mère avait tout vendu. Ensuite, nous avions déménagé et j’avais vécu ici. Je ne gardai aucun bon souvenir de cet endroit. Une immonde bestiole à quatre pattes vint se frotter le long de ma jambe. Je lui donnai un léger coup de pied et elle s’en alla. Je n’avais rien contre les chiens, chats et autres animaux à poil, mais je ne les affectionnais pas particulièrement. Trop dur à comprendre et risques de parasites. Tout cela, c’était la faute de ma mère. C’était elle qui m’avait forcée à venir ici. Espoir lui avait laissé une vraie fortune à sa disposition et qu’elle continuait à vivre dans la misère. Elle aurait pu au moins demander à son homme de recoller la tapisserie.

Voila que je recommençais à m’échauffer. Il fallait que je me calme. J’étais là pour discuter. Pour une fois, je devais faire preuve de diplomatie.

Quelques bruits de pas dans le couloir et la porte d’entrée fut refermée. Le mari d’Emma entra dans le salon et sursauta.

« Tu pensais que j’étais partie ?

- Qui vous a permis d’entrer ? » Visiblement il essayait de reprendre le contrôle de la situation mais n’était pas prêt d’y arriver. Dire que ma mère avait vécu au coté d’Espoir pour ensuite tomber si bas. « Je n’ai pas besoin d’autorisation pour entrer » lui dis-je sans me retourner. « Emma arrive ?

- Emma ne va pas tarder.

- Bien

- Qui êtes-vous ?

- Je suis sa fille.

L’homme recula comme si on l’avait frappé. Ca m’apprendra à répondre gentiment à une question.

« Val, c’est merveilleux ». Dit-il après s’être rattrapé contre le mur. « Emma va être folle de joie de te voir. Et moi, tellement heureux de faire ta connaissance. »

Il continuait à palabrer disant combien il avait entendu parler de moi. Il s’arrêta soudain et s’approcha sans conviction, les bras ouverts. Je ne cernai pas ses intentions, mais je le vis avec horreur prêt à envahir mon espace vital. La peur et la surprise m’arrachèrent un cri tandis que je faisais un bon en arrière.

Je me tournai vers l’entrée juste à temps pour voir Emma entrer et, une seconde plus tard, elle se jetait dans mes bras. Décidément, c’était le jour des effusions.

Par réflexe, je la repoussai, désorientée par ce contact. Je n’avais pas pris le temps de me protéger et je fus soulagée de constater que ses pensées ne déferlaient pas sur moi. Je me détendis un peu en l’écartant doucement. Son mari nous regardait d’un air passablement stupide. Il restait debout, ne sachant que faire, se balançant imperceptiblement d’un pied sur l’autre. Je me voyais mal discuter devant lui et cherchais un prétexte pour l’éloigner. « Ne reste pas debout comme un piquet, va nous chercher à boire.

- Val, ne parle pas ainsi à mon mari. »

Voila, là, je reconnaissais ma mère. Toujours prête à maugréer alors que j’avais juste donné à son homme une occasion de se distraire.

« Laisse Emma » lui répondit-il. « C’est normal qu’elle soit un peu perdue. Sans doute ne s’attendait-elle pas à me trouver. Ce doit être dur d’apprendre d’un coup que sa mère s’est mariée ».

Qu’est-ce qu’il racontait encore ? Quel genre de coup ça aurait pu me faire ? Il faisait le fier tout en triturant son alliance pour se donner une contenance.

« Crois-moi, Elle s’en fiche éperdument » répliqua ma mère sur un ton de reproche.

« Je ne pense pas que je doive la laisser seule avec toi.

Le courageux chevalier prenait la défense de sa belle contre sa propre fille. Enfin courageux, il ne faisait pas le fier. Il dégageait un mélange de confusion, d’appréhension et d’incompréhension. Il restait là, comme un piquet. Mais un piquet qui ne soutenait rien, qui n’avait pas la moindre utilité.

- File. Je ne l’avais pas dit à haute voix mais l’ordre en eut autant d’effet et il ne demanda pas son reste.

Je me tournai vers ma mère : « Tu as demandé à me voir parait-il ? »

Elle s’était reculée et se tenait debout, les bras croisés, au milieu de la pièce tandis que je m’étais assise sur le canapé.

« Tu es un monstre », dit-elle dans un souffle. « On dirait ton père ».

Des jours de voyages pour entendre ça ! Elle m’avait gâché la vie et s’apprêtait à continuer dans cette optique et c’était moi le monstre.

Etre gentille. Que m’avait dit mon frère ? D’être respectueuse. Ca m’étonnerait, je n’aurais jamais accepté. Non, il m’avait demandé de lui donner de la considération. Je ne savais pas trop comment on donnait ce genre de chose. « Tu ne m’as pas fait venir juste pour me critiquer j’espère. Que ce passe-t-il ?

- Ce qu’il se passe ! Il y a plus de deux ans que je n’ai aucune nouvelle. Tu es partie sans une explication et maintenant, tu es étonnée que je cherche à te voir ! »

En fait, ça ne faisait pas tout à fait deux ans quoique, le calcul des années n’étant pas le même, elle avait peut-être raison, mais je n’étais pas certaine que jouer sur ces détails soit la meilleure chose à faire pour l’instant.

« Ne prends pas ton air larmoyant, maman, tu savais très bien où j’étais, ou au moins, avec qui. Tu as envoyé, par je ne sais quel moyen, des propos compromettants à Archuleta dans le seul but de nous nuire.

- C’est vrai et je suis bien étonnée de ne pas avoir de leurs nouvelles d’ailleurs.

- Désolé si ton mauvais coup n’a pas marché mais maintenant, c’est Glace qui dirige le projet d’Archuleta et tu penses bien que ton message a vite été intercepté. Plus aucun des abrutis de cette base ne se souvient de tes menaces.

- Glace, responsable du projet d’Archuleta ! On peut craindre le pire. Qu’est-ce qu’il devient lui ? Il porte toujours aussi bien son nom ? Jamais un sourire, jamais un mot gentil, toujours à regarder tout le monde de haut. Je ne doute pas qu’il soit apprécié. Savent-ils exactement de quoi ce gosse est capable ?

- Tu irais tout détruire. Pourquoi ? Par vengeance ? Ou juste parce que je ne suis pas telle que tu l’aurais voulu ?

- En tout cas, tu es tout à fait comme Espoir l’aurait voulu. Comme il serait fier s’il te voyait ainsi. Méchante, égoïste, sans cœur, prétentieuse. Son portrait craché et tout aussi belle et séduisante que lui avec les mêmes yeux pervers.

Ah, qu’est-ce que j’ai pu admirer Espoir. C’est sur, à quinze ans, on se laisse berner par n’importe qui, pourvu qu’il soit beau et charmant. Oui, car il était charmant, au début. Il avait cette sorte d’aura de mystère qu’on retrouve chez les Adarii. Il était fascinant. Il connaissait des choses extraordinaires et me faisait rêver. Et puis, c’était la seule personne qui s’intéressait à moi. Si bien que, pauvre idiote que j’étais, je suis tombée amoureuse de lui, mais lui, il était incapable d’aimer. Evidemment, je ne savais pas qui il était. Il s’était bien gardé de me le dire et puis, je me suis retrouvée enceinte. J’étais terrifiée. Ça ne devait pas se passer ainsi. J’avais pris toutes les précautions possibles. Je ne sais pas comment il s’y est pris, mais ce devait être de sa faute. En tout cas, il était ravi, il jubilait littéralement. Ma famille disait que je ne devais pas le garder, que j’étais trop jeune, que ça allait m’attirer des ennuis. Si j’avais su à quel point ! »

Ma mère soupira et s’affala dans un fauteuil. Comme elle paraissait vieille. Je ne l’avais jamais entendu parler autant si ce n’est pour des bêtises sans intérêt que je n’écoutais pas. Je ne savais pas quoi dire et elle continua laissant poindre quelques piques de colères fuser de ses propos.

« J’étais naïve à cette époque. J’ai préféré me disputer avec eux et m’installer avec Espoir. Pour moi, j’allais construire quelque chose On allait avoir un enfant à nous, qu’on élèverait ensemble. Je me voyais marier avec Espoir et puis, il est parti. J’étais enceinte de sept mois et lui, il est parti » répéta-t-elle plus fort « après toutes ses belles promesses, après avoir tout abandonné pour lui, il est parti ».

Elle criait presque mais s’arrêta un instant et reprit plus doucement : « Je me suis retrouvée seule. Je l’ai cherché pendant des mois. J’ai découvert que le nom qu’il m’avait donné n’existait pas. Il me laissait une vraie fortune alors que je ne m’étais même pas demandé comment il gagnait sa vie. Quand il est revenu, tu avais presque deux ans. Il est arrivé comme s’il était parti la veille. Je me souviens qu’il n’a pas eu un regard pour moi. Il t’a vu, il s’est agenouillé et tu t’es précipitée dans ses bras comme si tu le connaissais depuis toujours. Il t’a tenue face à lui et là seulement, il a daigné me regarder. “Elle a mes yeux ” a-t-il dit au comble du ravissement »

Ma mère s’arrêta soudain. Elle n’était pas loin de se mettre à pleurer, mais ce sont des yeux secs qu’elle pointa sur moi.

« Il a essayé de t’enlever à moi, de fuir avec toi. Il m’aurait laissée sans le moindre scrupule. Voilà qui était ton père. Voilà l’homme que tu admirais tant. Mais, ça n’a pas marché.

- Pourquoi ?

- Pourquoi ! Je te raconte toutes les horreurs de ton père, et la seule chose qui t’interpelle, c’est de savoir pourquoi ses ignobles plans n’ont pas marchés. Ton frère ne t’a pas appris que ce genre de question était une insulte à l’intimité ? A moins que tu ne me considères pas suffisamment importante pour avoir droit à la moindre intimité. C’est ça n’est-ce pas ? Et ne cherche pas à me mentir, je n’ai jamais été dupe des bêtises que tu me racontais sans cesse. Tu m’as toujours méprisée, tout comme ton père. Jamais il a eu plus de respect pour moi que pour ses domestiques. Il m’a relégué le plus loin possible, au milieu de nulle part. Au départ, il m’avait dit que tu vivrais avec moi, mais au bout de quelques mois, c’était à peine si je te voyais. Je suis restée là-bas, seule, à souffrir de la chaleur et du manque d’oxygène, jusqu’à ce que je craque et puis, il s’est empressé de me renvoyer sur Terre et de te garder pour lui seul. »

Je savais tout cela. Pourquoi me le répétait-elle ? Elle ne devait pas démolir ainsi mon père, elle ne devait pas salir sa mémoire, jamais. Je ne voulais pas entendre ses insultes. Tout ce dont je voulais me rappeler d’Espoir, c’était ses sourires, la façon dont il me serrait dans ses bras, les histoires qu’il me racontait avant de m’endormir. C’était ça mon Espoir. En plus, ma mère exagérait. Elle avait une très jolie maison et on lui fournissait tout. Elle aurait pu se faire une vie agréable sur Plume. La seule chose qu’on lui avait demandé, c’était de ne pas révéler que j’étais sa fille. De toute façon, personne ne l’aurait crue.

« Tu n’imagines pas comme j’ai été heureuse quand il est revenu sur Terre. Il avait dit qu’il le ferait mais je n’avais pas osé l’espérer. Je me suis sentie revivre quand je t’ai retrouvée mais toi, jamais tu n’as jamais eu le moindre intérêt pour moi. Il n’y avait que ton père qui comptait. Ton père et le lien bizarre qui vous unissait, mais ce n’était pas grave. Je me figurais, qu’avec le temps, tout s’arrangerait. Et puis, ici, j’étais chez moi. J’ai pu exiger d’habiter avec vous. En plus, comble du bonheur, j’ai eu le plaisir de constater qu’il nous laissait tranquille. Il partait tôt le matin, revenait tard le soir, voire partait plusieurs jours d’affilé. J’étais enfin libre et avec toi. Bien sur, je me doutais qu’il avait repris de nouvelles expériences sordides, mais je ne voulais rien en savoir.

Alors oui, je l’avoue, quand tu es venue me voir en pleurant au milieu de la nuit pour m’annoncer que ton père était mort, j’ai ressenti un instant de pur bonheur. Bonheur qui fut instantanément gâché quand j’ai eu conscience que si tu avais pu ressentir sa mort à une telle distance, c’est que tu étais comme lui.

- C’est faux, tu n’en savais rien. » Je lui avais toujours caché et même au moment où j’étais partie, elle ne le savait pas encore.

Bien sur que si, j’étais au courant. Tu imaginais sans doute que je ne pouvais rien te cacher ? Prétentieuse, tu ne sais rien. J’espérais juste que si je te décourageais dans cette voie, toute seule, sans personne pour t’enseigner quoi que ce soit, tu refoulerais tout ça. Mais non, il a fallu que tu partes les rejoindre »

Je la coupai ne pouvant en supporter d’avantage « C’est ignoble ce que tu dis là.

- Je te reconnais bien là. Je t’apprends que ton père s’est servis de moi, a chercher à enlever mon enfant, que tu n’es qu’un sujet d’expérience et la seule chose qui te révolte, c’est que j’ai essayé de te faire vivre normalement. Tout ce que je voulais, c’était ton bonheur. Que tu puisses vivre pleinement. Tu aurais pu avoir tellement de choses. Réussir ta vie, être aimé…

Mais au fond Pluie ». Elle avait craché mon nom d’un air de dégoût. « Parce que je suppose que tu as repris ce nom. Alors, Pluie, es-tu capable d’aimer ? D’un amour profond et sincère, d’un amour exclusif. Es-tu capable de ressentir le manque lorsque celui que tu affectionnes est loin de toi ? D’avoir besoin de sa présence ? De vouloir tout partager avec lui ? Parce que je suppose que, jolie comme tu es, tu n’as pas dû rester seule longtemps vue leur obsession pour les enfants. »

Je ne m’étais jamais posée la question. Ce dont elle me parlait semblait plutôt ressembler à une servitude. Elle ne parlait pas de plaisir mais de besoin. Peut-être en étais-je incapable au fond. Je regardais autour de moi. Quelques détails m’avaient échappé. Des photos de vacances de ma mère et son mari et une photo de mariage.

Je secouai la tête. Pas comme ça, non. C’était trop étouffant. Pour aimer, il fallait être libre, mais je ne voulais pas parler de cela. Je n’étais pas là pour ça. Il fallait revenir sur le problème pour lequel j’étais ici et y rester « Bon, au sujet de ses histoires avec Archuleta.

- Quelles histoires ?

- Tu le fais exprès bon sang, Glace m’a dit que tu menaçais de révéler je ne sais quelles sordides histoires à Archuleta.

- Ha ça ! C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour te convaincre de revenir. Tu vois à quoi j’en suis réduite ! Faire des menaces pour voir ma propre fille. Mais, à force de vivre sous les chantages d’Espoir, ça laisse des traces.»

Et c’était réparti. Je n’en sortirais jamais. Je la laissais continuer ainsi. Au bout d’un moment elle parut s’essouffler. J’en profitai pour reprendre la conversation : « Et maintenant que je suis là, que comptes-tu faire ?

- Je voudrais, te convaincre de laisser tomber et de revenir avec moi.

- Tu voudrais m’obliger à rester en faisant du chantage, en raillant et en insultant ma famille ? Jamais, tu entends, jamais. Pour qui me prends-tu à la fin ? Une de ses petites idiotes que tu m’obligeais à côtoyer.

C’est fini tout ça, fini.

- Ne recommence pas à me parler ainsi ma fille. Tu entends, jamais.

- Ha oui, et sinon quoi ?

- Sinon, j’irai moi-même à Archuleta dénoncer les expériences d’Espoir. Mieux même, tu me dis que Glace dirige le projet. Je m’étonne qu’ils aient accepté si facilement un Adarii parmi eux. Savent-ils exactement de quoi il est capable ? Je devrais peut-être leur expliquer.

- Tu es malade maman. Tu es vicieuse et égoïste. Te rends-tu compte du bordel que tu voudrais faire, et juste pour me faire du mal ? Tu me dégoûtes. Jamais je ne te laisserais faire ça.

- Tu t’attaquerais à ta propre mère pour protéger tes amis. Regarde à quoi ils t’ont réduite. Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? “Va, et demmerde toi pour la faire taire”. Quelque chose dans ce style sans doute. Je ne suis rien pour eux, et toi, pourquoi te gardent-t-ils ? Qu’est-ce qu’ils aiment chez toi ? Ton sale caractère ? Ta méchanceté ? Ce ne doit pas être un problème, ils sont pareils mais ce n’est pas pour cela qu’ils t’ont recueillie. Ils te prennent en considération uniquement parce que tu es télépathe. Il n’y a que par ça qu’ils jugent quelqu’un. Par ses liens et par sa famille.

- Tais-toi.

Elle se tut un instant, un petit rictus aux lèvres puis reprit de plus belle : « Tu n’as rien de plus consistant à me proposer ? »

Je restai bouche bée. Elle avait chassée ma volonté sans le moindre effort apparent.

« Mais comment…

- Ho pauvre petite malheureuse. Il faudra que tu trouves autre chose contre moi. Je ne suis pas sensible à ces broutilles. Alors maintenant, que vas-tu faire ?

- Qui es-tu maman ?

- En voilà une question ! Le genre de question que tu aurais dû te poser depuis bien longtemps. Mais, tu étais trop égoïste. Tellement centrée sur toi et tes petits malheurs que tu n’as jamais portée la moindre attention à ta propre mère. Tu te contentais de m’éviter sans doute par peur de surprendre des pensées qui seraient indignes de toi ? Tu n’en aurais même pas été capable.

- Réponds-moi, qui es-tu ?

- Qui suis-je ? Mais exactement la même chose que toi ma chérie ? Un rat de laboratoire d’Espoir. Mais pas comme les autres. Moi, on ne me prenait pas à écouter ses extravagances. Je le connaissais trop bien. Maintenant, va-t’en et reviens me voir quand tu seras écœurée de tes amis.

- Stop.

J’avais à peine eu le temps de me retourner quand le mari de ma mère était entré.

Emma le regardait. Il semblait s’être transformé en statue. Il devait lutter vainement, perdu entre sa volonté de venir vers nous et la mienne qui l’obligeait à rester sans bouger mais aucun muscle ne trahissait son effort. Seul sa cage thoracique et les autres muscles maintenant la vie et l’équilibre fonctionnaient encore.

« Il nous entend tu sais ». Je m’approchai de lui. Ma mère me regardait faire sans esquisser un mouvement.

- Lâche-le.

- Il a tout entendu.

-Tu n’arriveras pas à le garder longtemps ainsi. Qu’est-ce que tu comptes faire ?

- A toi de me le dire. Soit il ne se rappellera de rien et il se précipitera dans tes bras. Soit…Il n’est pas content du tout tu sais.

- Il y a de quoi. »

Je sentais mon cœur qui battait la chamade. Je ne supporterais plus cette situation longtemps. « Si tu nous causes le moindre problème », lui dis-je tout bas. « Je me vengerai sur lui ».

- Oublie ordonnai-je à mon beau père. Je lui tournai le dos et quittai la maison tandis qu’Emma hurlait des injures qu’elle n’aurait pas dû connaître. Je ne me retournai pas et continuai à avancer à l’aveuglette, les yeux embués de larmes. La dernière fois que j’avais pleuré, c’était après avoir sondé les souvenirs d’un criminel. Etais-je vraiment un monstre qu’on utilisait uniquement pour le sale boulot ? Pourquoi m’avait-on obligée à faire ça ? En être réduite à faire du chantage à ma propre mère. Tout en marchant, je me retrouvai à traverser le petit parc dans lequel Justin avait tenté de m’agresser. Je l’avais laissé faire, je l’avais même nargué car je savais que Sentiment n’était pas loin et qu’elle me protègerait. Et si je n’avais pas eu les capacités des Adarii, est-ce qu’elle m’aurait laissé me faire frapper ?

- Je suis venue parce que tu étais la fille d’Espoir.

Perdue dans ma confusion, je ne m’étais même pas rendue compte que j’avais appelé Sentiment.

- Et si je n’avais pas été télépathe ?

Je ne sais pas pourquoi j’avais posé la question. Je connaissais très bien la réponse. Pourquoi avoir envie d’être enfoncée d’avantage.

- Dans ce cas, tu aurais été la fille d’Emma Diarety.

La réponse de Sentiment était plutôt gentille mais elle me fit souffrir et je la chassai le plus violemment possible. Je ne comprenais que trop bien ce que ça voulait dire. Cela signifiait qu’elle n’aurait pas prêté plus d’attention à moi qu’aux employés qui se levaient sur son passage dans les bureaux du complexe du conseil.

Je me laissais aller à la tristesse, submergée par mes émotions. Je me concentrai afin de respirer profondément pour me calmer mais j’étais trop oppressée. Je marchai sans savoir où j’allais. Peut-être par un réflexe, je suivis la route que j’avais prise tant de fois et me retrouvai face à la mer. Une nouvelle digue de béton cassait le paysage mais je n’y pris pas garde. Je m’assis sur un banc et ramenai mes genoux sous mon menton.

- Remets-toi Pluie. Qu’est ce qui t’arrive ? C’est Emma qui t’a mise dans un tel état ? Ne me dis pas que tu n’as pas réussi à lui faire entendre raison ?

J’avais reconnu Tempête à son contact doux et sucré, enfantin et sensuel à la fois.

Je l’éloignai de moi. Je ne sais pas pourquoi j’avais fait cela, mais elle m’avait donné réfléchir. Je n’étais pas prête à révéler que ma mère pouvait me résister, pas maintenant. Ca ne la regardait pas mais je me sentais si seule que je lui répondis tout de même : - C’est ma mère, comment veux-tu que je lui fasse du mal ? Jamais vous n’auriez dû me demander cela.

- Qu’as-tu fais ?

- Je l’ai menacé de m’en prendre à son mari si elle faisait des histoires.

- C’est très bien ça, mais il n’y a pas de quoi te mettre dans de tels états. Au pire, si ça ne marche pas, on s’en occupera si tu ne peux pas gérer ça.

Par le contact qui nous liait, je ne pus m’empêcher de sentir à quel point elle aimerait ça.

- je ne veux plus t’entendre, va-t’en. Va-t’en répétai-je tout haut en m’appuyant plus fort contre le dossier du banc. Quelques personnes passaient jetant des regards perplexes. Je m’en fichais. Qu’ils pensent ce qu’ils veulent. Je me fermai à eux, aux autres, à tout, sauf à l’océan. Je ne sais pas combien de temps je restai ainsi. Des gens passaient tout autour de moi, mais j’étais seule, la Terre ne m’avait jamais apportée autre chose que la solitude de toute façon. Je gardais les yeux dans le vague, regardant les passants sans les voir, sans les sentir, perdue. Les allées et venues se faisaient moins nombreuses. Il faisait froid, mais je ne bougeais pas. Je restais immobile jusqu'à ce que le monde devant moi devienne flou, ne gardant à l’esprit que le mouvement de l’eau et le bruit des vagues. L’odeur du sel de l’océan m’enivrait un peu plus à chaque respiration et je me laissais emporter par lui. Ce n’était plus la même mer devant moi, les vagues étaient toujours là mais elles semblaient s’être forcies pourtant, le vent ne s’était pas levé. Les couleurs se mouvaient changeantes au gré des rayons du soleil et de l’ombre des nuages. Le soleil baissait sur l’horizon, dardant sur la mer quelques rayons roses lui donnant les mêmes reflets que la mer de mon enfance puis d’un coup, elle devint bleue. D’un bleu profond, pénétrant, immense et sans fin. Violent et tendre. Aussi bleu que mes yeux. L’odeur des embruns m’envahissait, toujours plus forte.

Je tanguais, comme sur un bateau. Embarcation de fortune perdue dans la tempête. Une voix me parlait au loin, douce et réconfortante. Triste aussi. Elle m’appelait, m’attirait comme une main tendue, connue et étrangère à la fois. J’imaginais sentir mon père, mais plus jeune. Ou mon frère, mais plus chaud. Je me sentais aspirée. J’avais la sensation de toucher quelqu’un, une force puissante puis d’un coup, l’odeur disparue transformée en quelque chose d’acre, de mauvais, de sale. La voix se fit plus forte, plus proche. Un effluve de vieux vin me fit tousser.

« Ptite d’moiselle, ça va pas ? »

Je sursautai en voyant un vieil homme en face de moi. A ses vêtements vieux et sales, je l’imaginais sorti tout droit des villes souterraines. Ma surprise m’avait déstabilisée et j’avais failli tomber. Il me retint par le bras. - Soif, pas normal cette fille, soif, droguée sans doute, soif, petite pièce pour boire, soif.

La surprise avait détruit mes protections et ses pensées d’ivrogne m’assaillirent. « Lâchez-moi » criai-je en le regardant, mais mon cri sonna plutôt comme une supplication. - mignonne mais pas normal, soif, méfiance. Il me lâcha et s’éloigna en grommelant. L’écho de ses pensées raisonnait encore en moi et le manque lié à sa dépendance me transperçait comme si c’était le mien. La nuit était tombée mais était tenue à l’écart par la lumière crue et froide des réverbères. L’idée de finir la soirée dans un bar à m’enivrer me tenta soudain. Je me levai en titubant. J’avais des courbatures d’être restée si longtemps sans bouger. Le froid de la nuit m’envahit d’un coup et j’enfilai la veste que m’avait laissée Sentiment. Marcher dans les rues désertes me réchauffa quelques peu. Il était tard et la plupart des bars étaient déjà fermés. Je dénichai un lieu de perdition des plus mal famés mais ouvert toute la nuit et poussai la porte, m’assis à une table, commandai une bière et posai sur la table les quelques piécettes qu’il me restait. Avec ça, je n’irais pas bien loin mais c’était fini de manipuler les gens à ma convenance. J’avais pris une grosse claque d’humilité. Je ne me souvenais même plus à quel moment, quels avaient été les mots qui m’avaient le plus touchées. Etait-ce le discours de ma mère ? L’air dégoûté qu’elle avait pris en parlant d’Espoir ? Etait-ce le regard terrorisé de son mari ? Les paroles crues de Sentiment ? Ou encore la joie perfide de Tempête qui imaginait déjà ce qu’elle pourrait faire subir à ma propre mère ?

Je ne voulais plus penser à ça. Je bus ma chope d’une traite et en commandai une autre.


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