samedi 24 novembre 2007

Partie 1 : Chapitre 3

3
"On peut affronter la brise, mais il vaut mieux s'affaler dans la tempête"

[Stephen King]
Extrait de La ligne verte

« Toi, tu viens avec moi ! »

Sentiment m’avait attrapée violemment par le bras alors que j’étais endormie au bord de la piscine. Après trois jours d’absence, elle aurait pu, je ne sais pas, dire un mot gentil plutôt que de diffuser sa colère ainsi d’une manière tout à fait inconvenante.

Elle me traîna jusqu’à notre suite, attrapant au passage Tempête qui prenait le thé en compagnie d’une cours d’admirateurs.

« Sentim, tu es vraiment rustre, tu me fais honte devant mes amis » commença Tempête toujours dans son personnage « en plus, tu es d’un négligé » ajouta-t-elle en désignant son pantalon couvert de poussière.

« Cesse ta comédie grotesque, nous avons un problème.

- Avec toi, tout n’est que problème » répondit Tempête sans se soucier le moins du monde de ses états d’âme.

Sentiment s’avança jusqu’au milieu du salon et s’affala sur le canapé tout en jetant une enveloppe sur la table basse.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Tempête.

« Tu as appris à lire que je sache. Alors, lis. »

Tempête retira distraitement de l’enveloppe un petit carton d’invitation sur lequel n’était inscrit que quelques mots : « Débrouillez-vous et à votre retour, quelqu’un voudra vous voir toutes les trois. »

Tempête déchiffra difficilement l’écriture qu’elle maîtrisait mal. « Pourquoi est-ce que le chiffre trois est souligné ? » demanda-t-elle à la fin de sa lecture

« Demande-moi plutôt où j’ai trouvé ça.

- Très bien, si tu insistes. Où as-tu trouvé ça ?

- C’était à la place de la navette qui devait nous ramener sur les Maÿcentres et que tu avais soi-disant si bien cachée.

- Ha oui, là, j’admets, c’est embêtant. »

Ce qui était incroyable avec Tempête, c’est qu'elle n’avait jamais l’air d’éprouver la moindre inquiétude pour rien. Ou plutôt, elles avaient des préoccupations, mais pas les mêmes que les miennes.

« Mais par contre » continua-t-elle « je trouve marrant le petit message en anglais dans la petite enveloppe. c’est discret et avec une pointe d’humour digne du président Eysky.

- Tu penses que ça vient des Maÿcentres ? » Demandai-je.

« Evidemment » reprit Sentiment « Ou plutôt, ce sont des Hommes d’Eysky qui ont dû nous repérer lors du passage de la plate-forme de plissement et nous ont suivis. Si les hommes d’ici l’avaient trouvée, ils n’auraient pas laissé ce genre de petit mot. Non, ça veut dire qu’on nous espionne depuis un sacré bout de temps, et qu’en plus, ils sont au courant de la présence de Pluie » dit-elle en mettant le doigt sur le chiffre trois écrit sur le carton. Sentiment dévisageait maintenant Tempête qui avait repris sa place dans le fauteuil.

« Ne me regarde pas comme ça, je n’y suis pour rien » dit cette dernière tranquillement. « C’est pas ma faute » insista-t-elle plus fort tandis que Sentiment la toisait toujours.

« Qu’est-ce qu’on fait ? » demandais-je consciente de la bêtise de ma question.

« Nous allons faire ce qu’ils demandent naturellement. On se débrouille et puis nous présenterons nos excuses en inventant une histoire que nous aurons tout le temps de trouver en route » dit Sentiment.

« On a une navette de secours prévue en cas de problème » m’expliqua Tempête « Le président Eysky s’en doute. il a déjà posé pas mal de question à Orage à ce sujet mais on a toujours démenti avoir une quelconque activité sur Terre. Il est évident qu’il veut en profiter pour nous prendre en flagrant délit. En plus, elle n’est pas à coté. Elle est près de la base du nouveau Mexique, et dans un endroit perdu en plus. On en a pour des heures, plusieurs jours même, et dans des routes impossibles avant d’y arriver. Il faudra trouver une voiture, et quelqu’un qui sache conduire. Sans parler qu’il paraît qu’ils ont renforcé la surveillance et qu’on sera obligée faire la fin de la route à pied. Non, décidément c’est embêtant et surtout, Glace va le savoir et il va être fâché ».

- J’ai peut-être un autre moyen » dit Sentiment « Mais j’ai peur que celui-là te plaise trop. Je sais par Orage que les Maÿcentres ont envoyé une petite équipe secrète dans une petite vallée perdue sur Terre sous l’ordre du conseiller Sinshy. Il est possible que ce soit eux qui nous ait repéré même si je persiste à penser que ce fâcheux contre temps résulte uniquement de ta négligence et de ta façon très particulière de piloter dans les plate-forme.

- Attends » reprit cette dernière, tout d’un coup beaucoup plus fâché « Pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’il y avait une équipe illégale. C’est un comble. Et que font-ils sur Terre ? On ne peut pas les laisser là. Pourquoi Orage n'a-t-il pas prévenu le président Eysky ? Son boulot ne consiste-t-il pas justement à dénicher ce genre d'affaire pour lui en parler ? Et surtout, pourquoi ne me l’a-t-il pas dit à moi ?

- C’est ça en fait qui te rends le plus furieuse » dit Sentiment en souriant enfin « savoir que ton bel Orage te cache des choses. Pauvre Tempête, tu vas te faire avoir avec lui. Il te mène par le bout du nez. Il t’exploite pour ses sales manigances.

- Je ne te demande pas ton avis » explosa Tempête « alors garde tes sarcasmes pour quelque chose de plus constructif. »

Je n’avais pas tout saisi de la situation, sinon que, si elles continuaient à se disputer aussi bruyamment, tout l’hôtel serait au courant qu’il se passait des choses bizarres.

« Il est vicieux, fourbe, mais pas stupide » continuait Sentiment « il savait bien que, s’il t’en parlait, tu en ferais une montagne que tu détruirais ensuite dans un tremblement de terre des plus bruyant. D’après ce qu’il m’a dit, ils ne font rien de vraiment grave, et tu sais qu’il aime se garder des petits complots en réserve à sortir à des moments opportuns.

- Orage n’est pas…

- Tais-toi » suppliai-je à Tempête qui montait encore d’un ton.

Elle me regarda avec un air ahuri, puis sembla se souvenir de l’endroit où elle était et un calme bienvenu revint dans la pièce tandis qu’elle continuait sans doute à invectiver Sentiment par télépathie.

« Evidemment, c’est logique. » Reprit-elle tout haut après quelques minutes. Le ton était nettement plus calme. La Tempête était passée. « Donc, si je résume, soit ce sont eux qui ont notre navette, soit ils en ont une à eux. Ce qui veut dire qu’on va les trouver, qu’on prend leur navette et qu’ensuite on fait remarquer qu’on n’est pas les seuls à se balader illégalement.

- C’est un peu simpliste » reprit Sentiment « Mais c’est l’idée ».

J’avais suivi toute la conversation sans dire un mot. J’étais effarée. Il n’y en avait pas une pour rattraper l’autre. « Vous ne pensez pas que ça risque de nous confronter à de graves ennuis ? »

- Tu sais, au niveau où on en est, un peu plus ou un peu moins, ... »

- Tempête exagère » précisa Sentiment. « La situation est mal partie mais je crois que là, nous n’avons pas le choix. A partir du moment où nous nous sommes faites repérer, autant leur faire remarquer leurs torts. En plus, nous pourrons toujours arguer du fait que nous sommes venues ici juste pour démanteler leur réseau. Il faudra y réfléchir en route. »

Tempête sourit à cette idée mais je n’étais pas rassurée.

« Vous pensez qu’ils nous surveillent encore ? » par un réflexe stupide je portais mon regard autour de moi comme si quelqu’un pouvait se cacher dans le salon.

« Sûrement pas, ils n’auraient pas osé rester à proximité quand on aurait trouvé leur message. Ils ne sont pas totalement inconscients, malheureusement.

- Le pire dans tout ça « reprit Tempête qui paraissait enfin avoir pris conscience de la gravité de la situation « c’est que Glace sera très fâché.

- Là-dessus, je peux te rassurer, il est déjà tellement furieux que tu m’aies accompagnée que ça ne changera pas grand-chose. Si j’étais toi, j’éviterais de le fuir comme tu le fais. Chaque jour qui passe, il fulmine un peu plus contre toi ». Tout en disant cela, Sentiment sortit de ses bagages un gros atlas et se mit à chercher.

Elle avait estimé que nous avions de la chance car l’équipe en question n’était pas loin d'ici. Après nous avoir montré sur une carte un petit point au milieu de la Californie, je compris qu'elle avait une notion des distances un peu différente des miennes.

« C'est ça que tu appelles à proximité ? » M'exclamai-je. « Il faut traverser toute l'Amérique centrale et la moitié des Etats-unis !! »

Sentiment me regarda d'un oeil mauvais. « Il y a un aéroport à Cusco, il y en a un autre là dit-elle en pointant le doigt vers San Francisco. Donc, ce n’est pas loin. »

Tempête me regarda comme si j'étais stupide. « Ben oui, c'est logique.

- Ce n’est pas si simple, les aéroports sont gardés. » Et leurs histoires commençaient à me faire paniquer. C’était de la folie. Et surtout, la perspective de monter à nouveau dans un avion ne m’enchantait guère. « En plus ce n’est pas un coin perdu, c’est… »

- La ferme Pluie, tu es pénible à la fin » dit Sentiment

« Mais…

- C’est vrai que tu es pénible » insista Tempête « garde tes petites angoisses pour toi. »

Puisque c'est comme ça, je ne dirais plus rien. Après tout, qu'est-ce que j'y connaissais ? Je venais juste de passer cinq ans à étudier tout ce qu'il se passait sur cette planète grouillante de dégénérés et d’insectes alors qu'elles étaient là depuis moins de deux semaines.

Je me contentais de les suivre et d'écouter les élucubrations que Tempête alias Véronique racontait au directeur de l'hôtel pour expliquer notre départ précipité. Il paraît qu'on l'avait convaincue de faire de la randonnée. C'était follement excitant car elle allait sans doute dormir sous une tente. Elle sortit d'une liasse de billet de quoi payer largement l'hôtel et reprenait son discours en demandant des informations sur les bêtes sauvages en général, et les moustiques en particulier quand Sentiment la tira vers la sortie.

« Le taxi est arrivé » nous dit-elle.

***

Arrivé à l’aéroport, Sentiment nous donna des instructions simples. « Ils surveillent tous ici, alors, règle numéro quatre :

- Ne pas se faire remarquer » récitai-je

« Comment connais-tu ça ? » demanda Tempête

Sentiment dévisagea Tempête comme si elle la voyait pour la première fois. « Il y a des jours, où je n’arrive pas à cerner si tu es réellement stupide ou si tu le fais exprès. C’est son père qui a inventé toutes ses petites consignes que Glace nous ressasse sans cesse. »

Tempête sembla réfléchir un bon moment, tandis que Sentiment s’approchait du comptoir afin d’acheter les billets. « Ha oui, c’est vrai » finit-elle par dire comme si elle venait de comprendre.

« Vous savez que je n'ai jamais pris l'avion » continua-t-elle interrompant la conversation entre Sentiment et l’hôtesse.

Cette dernière parut prendre sa remarque très en considération et lui expliqua longuement les mesures de sécurité qui ferait de son voyage un vrai plaisir tandis que Tempête n’écoutait déjà plus, observant d’un air avide le bâtiment qui l’entourait.

« Elle s'en moque » coupa Sentiment. « Moi, je l'ai déjà pris et la dernière fois, à l’aller, j’ai passé un voyage épouvantable. Je refuse d’avoir des places où je risque d’être entassée avec n'importe qui. »

La pauvre femme ne semblait pas très à l’aise, mais là, elle commençait à ne plus savoir où se mettre.

« Tu la vexes à critiquer ses avions », dit Tempête en repoussant Sentiment pour prendre sa place au comptoir « regarde, elle est toute gênée »

Elle sourit de son air charmeur et angélique et reprit d’un ton mielleux : « Mon amie voulait savoir si le vol comprenait des petits espaces dans lesquels on pourrait avoir plus d'intimité ? ».

L'hôtesse la regarda un moment avant de répondre : « il y a un salon, en général pour les besoins d'une clientèle d'affaire, mais c'est beaucoup plus cher.

- C'est le genre d'endroit où on ne risque pas d'être entassé avec n'importe qui ? » Demanda-t-elle vivement oubliant tous ces soi-disant efforts de savoir vivre.

L'hôtesse acquiesça désespérée. Il fallait avouer que Tempête n’était pas plus convenable que Sentiment dans ses demandes même si elle avait l’avantage de s’adresser aux gens avec le sourire. Cela dit, je comprenais leurs exigences. L’idée de devoir refaire un voyage comme celui qui m’avait conduit au Pérou m’était insupportable. L’hôtesse se pencha sur son ordinateur et nous sortit une somme astronomique tout en précisant que le décollage était dans trois heures et qu'on aurait une escale. « Entre Cusco et Lima par contre, vous risquez d'être avec des gens. Il n'y a pas de distinction de classe ». La façon dont elle avait dit ces derniers mots et les sentiments de mépris qu’elle dégageait, laissait penser qu'elle devait sans doute trouver nos manies un peu exagérées.

Tempête la fusilla du regard. « Le compte y est » dit-elle en posant quelques billets sur le comptoir.

« Pour qui se prend-elle celle-là ?» râla-t-elle ensuite en se dirigeant vers la zone d'embarquement. « Les gens d'ici ne respectent décidément rien.

- C'est pour cela que tu ne lui as donné que la moitié de la somme que tu devais ? » Reprit Sentiment

« Mais non, ce genre de mesquinerie n’est pas mon genre. C'est juste que je n'avais pas assez d'argent. J'aurais dû en demander plus à la banque.

- Votre passeport s'il vous plaît mademoiselle.

Tempête fit un large sourire à l’homme des douanes qui lui avait adressé la parole tout en le dévisageant effrontément et lui tendit un vieux papier de bonbon.

« C'est bon, vous pouvez passer » dit-il totalement subjugué.

- Pour moi, c'est bon aussi » dit Sentiment « et elle aussi » continua-t-elle en me pointant du doigt tandis que le douanier nous regardait à peine encore fasciné par Tempête qui lui envoyait un baiser.

Le temps qu’on la rattrape, elle était déjà en grande conversation devant le portique à rayon X pour connaître le fonctionnement de la machine.

« Tu as vu Sentim, il paraît que cette chose sonne quand on fait passer du métal. » Précisa-t-elle en ôtant tous les bracelets de ses poignets et chevilles. « Et avec celui là, on peut voir l’intérieur des sacs, sans les ouvrir. C’est magique. » Elle dévisagea encore l’homme assis devant son ordinateur dans une attitude féline. « Si je passais moi aussi sur ce tapis roulant, pourriez-vous voir sous ma robe ?

- Tais-toi et avance Véronique » Sentiment avait insisté lourdement sur le nom qu'elle s'était inventée. J’observais à la dérobée le pauvre homme en question totalement perdu dans une sorte de fascination confuse.

Tempête finit par se décider à traverser le portique qui ne fit aucun bruit.

« Sincèrement messieurs » dit-elle suffisamment fort pour être entendue de tous « où pensez-vous que j'aurais pu cacher quoique ce soit »

Quelques personnes se détournèrent en riant mais la plupart des hommes regardèrent distraitement la grande jeune fille aux longues boucle ambre, cherchant sans doute dans quel plis de sa mini robe moulante elle aurait pu placer un couteau. Une jeune femme attrapa le bras de son compagnon pour l'éloigner tandis qu’une autre dont l'uniforme l'indiquait comme appartenant à la sécurité tentait de l’éloigner en lui expliquant qu’il valait mieux trop de sécurité que pas assez, expliquant que certains détournements d'avion avait été réalisés avec juste quelques couteaux et que ce n’était sûrement pas ce qu’elle souhaitait.

« Hé bien, je n'ai pas de couteau sur moi. Quant à l'idée de détourner un avion, ce serait peut-être un défi intéressant. J’y penserais »

Au début, la mise en scène de Tempête m’avait amusée, mais là, je commençais vraiment à avoir peur. Déjà, je n'avais pas pensé que nous réussirions à passer la douane si facilement. Maintenant qu'on était là, ce serait trop bête d'être bloquées juste à cause de son tempérament provocateur.

Sentiment l'attrapa par le bras et l'entraîna vers les portes d'embarquement. « Ca va, tu as fait ton petit scandale. Tout le monde t'a vu. Et maintenant, tu es contente et fière de toi ?

- Oui, je suis contente » répondit-elle. « Tu n'es pas drôle. Un peu d'humour ne fait pas de mal.

- C'est cela oui » dit Sentiment nullement convaincue. « Il nous reste plus de deux heures d'attente. Pluie, profite-en pour lui faire la morale. Moi, je renonce ».

Sentiment était partie s'asseoir un peu à l'écart et je pris place à coté de Tempête qui s'était trouvé un paquet de pop-corn.

J’allais lui parler mais elle ne me laissa pas le temps d’ouvrir la bouche « Pas de morale » me dit-elle d’un ton impératif qui me fit bien comprendre que la simple gamine que j’étais n’avait pas intérêt à avoir la prétention de lui dicter sa conduite.

De toute façon, je n’en avais nullement l’intention. Jamais je ne me serais permise une telle chose. En plus, il y avait certains détails qui m’interpellaient bien d’avantage.

« Comment as-tu fais exactement pour faire passer un vieux papier comme ton passeport ? »

Tempête se tourna vers moi et me regarda comme si elle me voyait pour la première fois. « Je lui ai ordonné de croire que c'était un passeport en règle, tout simplement.

- Tout simplement » répétai-je

« A quinze ans, tu devrais être capable d’en faire autant. Tiens, regarde la chose en face.

Je regardais l'homme assis seul dans la rangée face à nous. Il était dans l'attitude habituelle de quelqu'un qui s'ennuie, attendant que le temps passe, les yeux dans le vide, les bras ballants. On avait du mal à imaginer que la moindre activité neuronale puisse subsister à l’intérieur de cette enveloppe. Tempête le regarda fixement tout en mangeant quelques grains de maïs soufflé, jusqu'à ce qu'il lève les yeux sur elle et, tout d'un coup, il se frappa la joue.

Je le regardais surprise tandis que Tempête souriait. Il avait l'air encore plus étonné que moi. J’évaluai rapidement l’intérêt de la manœuvre avant d’en revenir à Tempête : « Tu m'expliques ?

- Ce n'est pas difficile » me dit-elle « D'abord, tu captes son attention. C’est important, tout passe par le regard. Ensuite, tu imposes ta volonté sur la sienne.

- Et tu peux lui faire faire n'importe quoi ? » Demandai-je de plus en plus intéressée.

« Pas vraiment, il faut rester logique. Par exemple, là, je lui ai demandé de se frapper, mais le corps refuse de s’imposer une douleur. Par conséquent, son esprit a trouvé un compromis : Il a obéi, mais il n'a pas frappé fort. Si j'avais voulu qu'il se fasse mal, il aurait fallu beaucoup plus d'effort. En fait, je ne suis pas sûre que ce soit possible ». Elle avala encore quelques pop-corn avant de reprendre.

« Essaie » dit-elle en pointant le pauvre homme qui avait repris sa position d’attente renonçant à comprendre ce qui lui était arrivé.

Je le regardais fixement. Il leva les yeux vers moi et détourna vivement la tête.

Ce qu’ils pouvaient être agaçant, tous, à me fuir ainsi. « Le problème, c'est que les gens ne me regardent jamais » dis-je à Tempête

« C'est normal, on leur fait peur. Mais, d'un autre coté, on les attire aussi. Il faut être suffisamment rapide pour que, dès que leur curiosité les pousse à te regarder, prendre le contrôle de suite avant que la peur les oblige à détourner le regard.

- Pourquoi est-ce qu'ils ont peur ?

- Je n'en sais rien, je constate c’est tout. Tu verras, sur les Maÿcentres, c'est pire parce que, non seulement ils ont cette sorte d’appréhension désagréable, mais en plus, ils savent de quoi nous sommes capable et ils n’aiment pas. Ils ne supportent pas de nous regarder dans les yeux. D’ailleurs, ils nous ont fabriqué un tas de petits interdits à ce niveau. Interdit de les regarder, interdit de les toucher. Théoriquement aussi, on devrait toujours se couvrir les yeux, le reste aussi d’ailleurs. Du temps de l'ancien président, il y avait encore une coutume qui obligeait les Adarii à porter un voile sur la tête qui descendait suffisamment bas pour cacher les yeux. D’ailleurs, c’est devenu une mode qu’avaient repris les hauts dignitaires pour se donner l'air important.

En tout cas, moi, j'ai toujours refusé. C’est de la paranoïa, on ne passe pas notre temps à leur vouloir du mal tout de même. De toute façon, si on les écoutait, il faudrait se couvrir des pieds à la tête en toute saison. Ils détestent montrer leur corps. Ils ont une sorte de pudeur outrancière qui les oblige à étouffer sous des masses de tissu. Enfin » soupira-t-elle « on ne va pas refaire l’univers à notre convenance.

Allez, recommence. »

Je me remis à fixer l'homme en face de moi qui semblait avoir repris une contenance.

Il leva les yeux et resta quelques secondes à me dévisager affolé puis détourna la tête.

« C’est mieux » me dit Tempête tandis que notre cobaye rassemblait ses affaires sans doute dans l'espoir de trouver un endroit où il serait plus à l'aise.

Tempête le regarda et il se rassit dans la plus totale confusion. « Regarde bien » me dit-elle.

Je le regardais passer d'un air d'incompréhension à un sorte de lutte intérieure et enfin reprendre son attente, beaucoup plus serein.

« Qu'est-ce qu'il lui arrive ?» soufflai-je à Tempête

« Il a tout oublié » me répondit-elle comme si c’était la chose la plus évidente du monde.

« Oui, je me souviens. Sentiment a tenté de se divertir ainsi pour que j'oublie notre conversation. Ce n'est pas des plus agréables ni des plus efficaces.

- Sur toi, peut-être pas. Si elle a réussi partiellement, c’est uniquement parce que tu ne te méfiais pas, et je ne pense pas que tu te laisseras encore avoir. Mais, sur eux, c'est très efficace. Le tout, c'est de ne pas aller à l'encontre de leur logique. Là, on a un homme assis qui ne fait rien. On l'embête un peu et on lui fait oublier.

Donc, il se souviendra qu'il a passé son temps à s'ennuyer sur un banc. Je ne casse pas sa logique.

Imaginons même que j'aille lui parler pendant une demi-heure, puis que je lui fasse oublier mon existence. Il se rappellera juste qu'il s'est ennuyé. Au pire, il trouvera étonnant que le temps soit passé si vite.

Maintenant, si je discute avec lui en l'entraînant à l'autre bout de l'aéroport puis que je lui fais oublier mon existence, là il risque d’être perturbé parce qu'il ne pourra pas comprendre quand et pourquoi il a changé d’endroit.

Tu saisis ?

- Je crois oui. Mais, dans ce dernier cas, n'y a-t-il pas moyen de lui faire croire qu'il avait une raison pour s’être déplacé ?

- Pluie, là, tu vas trop vite. Ca devient franchement compliqué. C'est sans doute faisable, mais cela dépend de la force de résistance de la personne que tu as en face et de tes capacités personnelles. Tu demanderas à Orage. Il est très fort pour faire faire n'importe quoi à n'importe qui. Moi, je ne lui arrive pas à la cheville. »

Elle se mit à sourire toute seule, se tut quelques minutes avant de reprendre « Ton père ne t'a pas enseigné ce genre de chose ?

- A peine. Il m'a plutôt appris à déplacer des objets par la pensée. mais il est mort alors que j’avais à peine treize ans.

- Logique, en général c'est ce qu'on apprend en premier. J’admets, la manipulation n’est pas vraiment une priorité sur Plume, mais ici, c’est très amusant.

Bon, on reprend. Prends des gens au hasard et exerce-toi déjà à garder leur attention.

C'est bien. » Me dit-elle quand, au bout d'une demi-heure, une personne me suivit des yeux durant toute la traversée de la salle d'attente.

« Je crois que j'ai compris » dis-je ravie.

Elle me mit la main sur l’épaule. Ce contact me crispa un instant, mais je me détendis en constatant que je ne ressentais rien. « Continue à t'exercer » dit-elle en se levant.

- Pluie, arrête d'embêter ces gens, nous allons embarquer. La voix de Sentiment résonnait dans ma tête d’une façon désagréable.

Je quittai mes expérimentations et la cherchai des yeux. Elle était devant la porte d'embarquement avec Tempête aussi, je me dépêchai de les rejoindre. Tandis que nous montions dans l’avion, Tempête m'expliqua que la classe affaire embarquait avant les autres.

Sentiment précisa ensuite à Tempête que si elle voulait jouer les professeurs, il y avait des choses sans doute beaucoup plus pertinentes à m’enseigner, mais cette dernière ne l’écoutait plus, perdue dans la contemplation de l’appareil.

« Ca vole ça ? » répliqua-t-elle à son amie avec un air de total naïveté.

Sentiment, totalement désespérée, arrêta de lui faire la morale et se tourna vers moi. « Tu sais Pluie, retient bien ce que je vais te dire. Si un jour nous nous retrouvons dans une situation impossible face aux autres mondes, ce sera à cause d’elle » dit-elle en la montrant du doigt. « D’elle et d’Orage. L’un comme l’autre, ne les écoute jamais ».

Je voulus lui demander ce qu’elle entendait par “situation impossible” mais une hôtesse arriva pour nous demander de nous asseoir.

Tempête se précipita et colla sa tête contre le hublot. « C’est magnifique » commenta-t-elle. « Bien plus joli que les Maÿcentres. Ils ont beau dire, excepté pour les transports, La Terre a bien plus d’avance. Et puis, ils ont un sens esthétique plus développé. En tout cas pour certaines choses.

Ils devraient voler plus bas » ajouta-t-elle encore tandis que l’appareil traversait la couche nuageuse. « On ne voit plus rien »

Sentiment la supplia de se taire. Moi, elle m’amusait à discourir ainsi sans arrêt. Déborah aussi parlait tout le temps, mais elle était beaucoup moins amusante.

Elle me prit la main et me fit un sourire.

Je me demandais si elle avait capté ma pensée, mais elle ne dit rien. Au cas où, je retirai ma main.

***

« Maintenant Pluie, tu vas essayer d'aller à peine plus loin en donnant un ordre mental qui, dans un premier temps, ne va pas à l'encontre de la volonté.

Par exemple, regarde l’homme qui fait les cents pas. Propose-lui de s'asseoir sur le banc là-bas. »

Je fixais la personne en question et captai son attention. - Assis

Contre toute attente, l'homme tomba à terre, éberlué.

Tempête partit dans un fou rire irrépressible.

Sentiment replia la carte qu’elle avait achetée à l’aéroport « C'est pas fini toutes les deux, vous n’avez rien de plus intelligent à faire ?

- Elle y a été trop fort » dit Tempête entre deux hoquets. « Le pauvre n'a pas eu l'idée de trouver un endroit où s'asseoir.

- Et tu trouves ça drôle ?

- Oui, très. » Elle arrêta de rire devant l'air de reproche de Sentiment. « Ce que tu peux être sinistre ! » lui dit-elle. Dans quelques jours, on sera de retour sur les Maÿcentres où on sera épié, surveillé, espionné et où on nous reprochera tout et n'importe quoi.

- Et nous serions peut-être déjà en route si tu avais dormi dans l’avion plutôt que de t’agiter sans cesse pour ensuite, à peine arrivée, te plaindre que tu étais épuisée et que nous devions absolument attendre le lendemain.

- Justement, je ne suis pas pressée de m’en aller. Cet endroit est vraiment fascinant, un autre monde » dit-elle levant les yeux sur la multitude d’immeuble entourant le vaste parc dans lequel nous avions fait une pause. Elle regarda un moment une sorte de sculpture métallique de plusieurs mètres de haut hérissées de pointes puis se tourna vers moi avant que Sentiment puisse répliquer et continua : « Sur les Maÿcentres, c'est de la paranoïa. Tu as quelqu'un qui tombe quelque part et il ira se plaindre que c'est de notre faute. Ce qu’ils craignent le plus, c’est qu’on surprenne leurs pensées. C’est sacré pour eux. Comme ils ont bien compris qu’on avait besoin d’un contact physique, ils nous ont tous simplement interdit tout contact. Comme s’il y avait besoin de faire des lois pour ce genre de choses !

- Voila bien une loi qui ne me dérangera pas. Je déteste être envahie par les pensées des autres.

- On peut maîtriser ça, je t’apprendrai. Mais, là n’est pas la question, ce ne sont que des réprimandes, sans cesse. Oh, pas ouvertement bien sur, quoique Eysky ne s’en prive pas. Mais, tout le temps, tu sens leurs regards désapprobateurs posés sur toi. C’est dur Pluie, très dur. » Tempête avait pris un air si affligée que j’en fus émue. Je cherchais quelques mots pour la soulager tandis que ses yeux retenaient une larme. Je n’étais pas douée pour consoler les autres. Je n’avais jamais essayé du moins.

Sentiment vint à mon secours : « Cesse ta comédie Tempête, tes états d’âme imaginaires n’intéressent personne »

Elle lui jeta un regard noir, échangea sans doute quelques mots avec elle pendant le silence qui suivit et continua les yeux secs : « Et devant toi, tu as droit à des dizaines de courbettes issues de leur protocole aussi compliqué qu’inutile. A vomir, ces gens-là. »

Allez Pluie, reprends ». Continua-t-elle « Tente de cerner la différence entre suggérer et ordonner.

- Une autre fois » dit Sentiment, « c’est par là » précisa-t-elle en désignant une large avenue similaire aux précédentes. Toute droite et bordée d’immeuble. Déjà, la fin de journée aidant, la foule qui envahissait les trottoirs si larges qu’on pourrait les appeler allées, s’était dispersée et, à la tombée de la nuit, il ne restait plus que quelques passants. J’attrapai un pull dans mon sac à dos avant de me remettre en route. Après la douceur de la journée, je commençais à ressentir désagréablement la fraîcheur de cette nuit printanière.

Les Maÿcentres avaient, d’après Orage, installés une petite entreprise sous une fausse identité dans une petite vallée perdue.

Grosse erreur, ce n’était pas une petite vallée perdue.

Je savais que leurs notions des lieux et des distances étaient bien trop simplistes. Je l’avais dit que sur un atlas minuscule, tout paraît proche et petit. M’avait-on écouté ? Bien sur que non, la petite Pluie n’y connaissait rien sans doute.

« La Silicon Valley est un des plus grand regroupement de centres de nouvelles technologies. Son nom vient de Silicium, un composant de base en informatique » avais-je répété devant la mine perplexe de Sentiment et celle radieuse de Tempête dans l’immense aéroport de San Francisco « Elle s’étend sur plus de cent kilomètres de long. Il y a cinq millions de personnes qui travaillent dedans. Ce coin n’a rien à voir avec une petite vallée. » Sentiment m’avait dit que si je tenais expressément à ouvrir la bouche, je pourrais en profiter pour dire quelque chose de plus constructif et Tempête avait fait remarquer qu’au moins, on savait pourquoi ils s’étaient installées ici. Les techniciens de Vengeance avaient beaucoup d’admiration pour les sciences informatiques qu’ils maîtrisaient mal.

J’avais hélé un taxi et lui avais demandé de nous conduire à Lomita Park puisque c’était le nom que nous avait donné Orage. J’avais été prête à parier que l’endroit n’aurait rien à voir avec un parc, et je ne m’étais pas trompée quoique les espaces vers étaient plus nombreux que je ne l’avais imaginée. Sentiment avait beau se vanter d’être une experte, moi, j’avais vécu ici. Enfin, en Europe mais ce n’était pas très différent. Quoique, tout était démesuré ici. Tempête s’extasiait devant les immeubles gigantesques et l’activité incessante, moi beaucoup moins.

Arrivées sur place, nous avions réussi sans trop de difficulté à retirer de l’argent mais le chauffeur de taxi n’avait pas été payé. Il serait déçu quand il s’en rendrait compte. Ce devait être sa plus longue course de la journée vu les embouteillages que nous avions endurés malgré des autoroutes à cinq voies de circulation.

Je m’étirai, reprits mon sac à dos et pressa le pas afin de rejoindre Tempête et Sentiment.

On finit enfin par s’arrêter devant un immeuble de bureau anodin dans une sorte de centre ville. Il était nettement plus petit que ceux qui l’entouraient. Sentiment réfléchit quelque minutes avant de conclure : « Je n’imagine pas qu’il puisse cacher une navette ici. Je propose que Pluie se trouve un coin tranquille à l’écart pendant qu’on leur demande gentiment un moyen de transport.

- Il faudrait d’abord vérifier qu’on ne s’est pas trompé » proposais-je. « Il me parait étonnant qu’un groupe arrivé de nulle part, sans argent ni papier puisse s’implanter ici si facilement. »

La réponse vint d’elle-même quand quelqu’un ouvrit la porte s’apprêtant à sortir. Il n’avait rien d’extraordinaire, la trentaine, tout à fait banal, des vêtements classiques. Je compris vraiment à ce moment ce que voulais dire Tempête avec ses lubies. il était impensable que cet homme n’ait pas les mêmes ancêtres que tous ici. Il nous regarda pétrifié puis referma la porte brusquement. J’entendis une clé tourner dans la serrure et des pas montant en courant un escalier.

Tempête soupira d’un air désespéré. « Tu vois pourquoi je serais bien restée au Pérou ? »

Je hochai la tête en signe de compréhension. « Pour la discrétion, c'est raté. Vous croyez qu’ils vont revenir ?

- J’espère, je me vois mal attendre ici qu’ils se décident à sortir.

- Ils sont capable de rester enfermé comme des rats » répliqua Sentiment.

Comme pour la contredire une voix nous parvint de derrière la porte.

« Je n’ose pas imaginer comment vous nous avez retrouvé. » Disait-elle dans un anglais impeccable.

Sentiment me tira en arrière et prit la parole : « Sans doute de la même façon qu’on utilisera si tu ne nous dis pas ce qu’on veut savoir. » Aucune réponse « Tu comptes rester cacher là-derrière ? »

- J’ai quatre hommes armés sur le toit prêt à faire exploser vos jolis yeux.

- Mais, c’est totalement illégal » hurla Tempête. Sentiment la dévisagea en silence et elle continua dans cette langue artificielle des Maÿcentres sur un ton plus bas mais toujours indigné après avoir vérifié que les alentours étaient déserts « comment osez-vous utiliser des armes à feu ? Ca va à l’encontre de tous les traités du cercle.

- A mon avis, c’est plutôt votre race qui est une insulte au pacte de non violence. » Répondit l’homme toujours caché derrière sa porte.

Je commençais à paniquer et voulus faire demi-tour mais Tempête me retint par la manche « Ils ne tireront pas » dit-elle « Ces gens-là sont incapables du moindre acte de violence et je ne me laisserai pas m’insulter de la sorte ».

Sentiment ouvrit la bouche mais un coup de feu amorti par un silencieux retentit au même moment. « On file » dit-elle tandis que Tempête s’était mise à hurler.

Je restais paralysée d’effroi, mais Sentiment me prit la main et me tira en arrière. Je perdis l’équilibre et trébuchais. Le choc me ramena à la réalité et je me laissai entraîner.

On trouva un hôtel à peine un plus loin. c’était un immeuble crasseux, les peintures s’effritaient et le service était inexistant. De toutes façon, nous étions debout dès l’aube dans l’espoir de guetter une hypothétique opportunité de les surprendre. J’avais tenté pendant une bonne partie de la nuit de les faire renoncer à leur projet insensé et de se retrancher sur l’autre navette mais Tempête était folle de rage, plus par le fait de s’être fait éconduire si grossièrement que par les activités des Maÿcentres sur Terre. Dans un premier temps, elles avaient espéré que la police intervienne suite au coup de feu. N’ayant rien vu venir, j’avais fini par les convaincre de se retrancher mais le lendemain matin, elles s’étaient postées un peu à l’écart du bâtiment.

« Et que voulez-vous qu’on fasse ? Qu’on reste ici à observer une porte close ou qu’on aille se faire tirer dessus. Tout cela devient absurde. »

Comme pour me contredire, quatre hommes sortirent du bâtiment. Sentiment me poussa en arrière, tandis qu’ils traversaient la rue, hélaient un taxi et disparaissaient dans la circulation avant qu’on puisse ne fus-ce qu’approcher. « Formidable » avais-je fait remarquer, « on est bien plus avancé maintenant ! Et si on trouvait un endroit où s’installer quelques jours le temps d’endormir leur vigilance ?

- Tu plaisantes, » me répondit Sentiment « maintenant qu’ils savent que nous sommes là, je ne leur donne pas trois jours pour s’en aller. Ils doivent être en train d’organiser leur départ.

- De toute façon, rester plus longtemps est inutile. l’heure de la sortie des bureaux ne va pas tarder et, comme hier, la rue sera pleine de monde d’ici peu. » Et j’avais mal aux jambes à force de piétiner sur place. Et faim aussi, nous n’avions rien mangé de la journée.

Tempête fit son plus beau sourire « Si on ne peut pas en emmener un à l’écart discrètement, peut-être pourrait-on, éventuellement, s’occuper du groupe entier au milieu de tout le monde ? »

- Tu ne pourrais pas, au moins une fois dans ta vie, ouvrir la bouche pour dire quelque chose d’intelligent ?» lui répliqua Sentiment

Tempête prit un air désespéré. On aurait dit une petite fille qu’on venait de gronder « En fait, j’étais sérieuse.

- Tu veux t’attaquer à tout un groupe d’hommes, probablement armés, devant tout le monde, les retenir, et sonder leurs pensées ? Même Orage, n’en serait pas capable. Alors nous deux, voire trois avec Pluie, nous n’y arriverons jamais.

- C’est parce que nous ne sommes que de simples jeunes filles sans défense » dit Tempête d’une voix ingénue « On pourrait peut-être se faire aider ? « dit-elle en désignant la patrouille de sécurité postée à peine plus loin.

- Tu te fiches de nous ? »

Mais elle ne se moquait pas et, pour une fois, Sentiment et moi étions d’accord, son idée était vraiment absurde, dangereuse, et irréalisable. Pourtant, quand le taxi stationna un peu plus tard laissant sortir les quatre hommes qui se mirent en devoir de sortir quelques gros cartons du coffre. Tempête n’hésita pas une seconde.

- Non » dit Sentiment fermement « tu attends.

Pluie » continua-t-elle « dépêche toi de te placer à coté de la patrouille de sécurité et n’oublie pas, ils faut qu’ils pensent que cette chose » dit-elle dégoûtée en désignant Tempête « est une pauvre victime innocente. Quant à toi Tempête, surtout tu évites de regarder les gens. Ne leur fais pas peur. Tu ne les séduis pas non plus. Essaie de te ridiculiser le moins possible et surtout, tu n’en rajoutes pas.

La victime en question ne tenait plus en place, trépignant d’impatience comme un enfant devant un nouveau jeu.

« J’y vais

- Attends que Pluie prenne sa place. »

J’étais toujours convaincue que c’était une très mauvaise idée. « Et s’ils sont armés ?».

Tempête n’appréciait pas de me voir retarder les choses. Surtout pour un détail que nous avions déjà évoqué. « Pluie, pour la dernière fois, les hommes des Maÿcentres sont des pacifistes invétérés. On les conditionne depuis tout petit à réprimer la violence physique. Et cela, depuis cinq siècles. Ils n’ont jamais tué personne ».

- Ils nous ont tiré dessus ! »

Tempête me répliqua la même chose que la dernière fois où je lui avais fait cette remarque « Ils ont tiré à coté. »

Sentiment vint à mon secours « Ne sois pas trop sûre de toi Tempête, tirer sur un des leurs, sûrement pas, mais je ne suis pas persuadée qu’ils nous considèrent comme étant des leurs. En plus, ils ne sont pas chez eux.

- Et ça change quoi qu’ils soient chez eux ou pas ?

- J’espère bien que tu ne traites pas les gens de Plume aussi mal que ceux de la Terre ?

- Bien sur que non, mais je ne vois pas le rapport. »

Sentiment se détourna sans plus se fatiguer dans de vaines explications « finissons-en » dit-elle « Pluie, file, ils ont fini de décharger. » dit-elle tandis qu’un des hommes payait le taxi alors que les trois autres traversaient déjà le large trottoir les bras chargés de caisses.

J’eus à peine le temps de me glisser doucement vers l’endroit indiqué. Comme je l’avais prévu, à peine l’heure de fermeture des bureaux passées, les employés avaient envahis le site. Je me collais contre le mur des immeubles comme s’il pouvait me protéger de la foule. Tous ces gens me donnaient le vertige, multitude d’émotions. Je pris une grande inspiration et me concentrai pour écarter ses sensations désagréables. Tempête, je dois protéger Tempête, le reste n’a pas d’importance. Me répétant cela, je la cherchais dans la foule. Et si je n’y arrivais pas ? Cent fois, je m’étais faite cette remarque, mais Tempête s’avançait déjà pleine d’assurance. Après un instant d’hésitation, le temps sans doute de choisir sa victime, telle une chatte, elle se coula dans la marée humaine dépassant la foule avec une aisance remarquable. Je l’admirais subjuguée. Il faudrait que je lui demande comment elle réussissait à être si à l’aise. Enfin, si on s’en sortait. Moi, quand, j’étais si proche des gens, je sentais toutes leurs pensées, j’en étais malade. C’était de la folie cette histoire. Totalement insensé. Comment Sentiment avait-elle pu cautionner un tel projet ? Et comment me suis-je retrouvée au milieu de ça ? J’aurais dû insister, trouver les mots qui l’auraient dissuadée. Je cherchais encore ce que j’aurais pu dire, ou faire mais, c’était trop tard d’y penser maintenant. Elle avait attrapé le bras d’un des hommes par derrière tandis qu’il franchissait les derniers mètres le séparant de l’immeuble. Il avait à peine eu le temps de se retourner pour voir ce qui lui arrivait que déjà, elle s’était mise à crier « mon amour » puis, lui prenant la tête entre les mains, elle se mit en devoir de l’embrasser.

Sentiment allait être furieuse, ce n’était pas ce qui était prévu. Mais, sa manœuvre de diversion paraissait des plus efficaces. Ridicule, mais efficace.

Contrairement à toute logique, il se laissa faire laissant juste tomber son carton qui s’ouvrit révélant une multitude de petites puces électronique puis, revenant sans doute à la réalité, il commença à se débattre, bientôt soutenu par ses collègues. Les gens commençaient à s’écarter autour du groupe. La multitude de sensation se transforma bientôt en une vague de curiosité qui se répandit parmi la foule qui ralentissait pour se rassasier du spectacle.

Pendant ce temps, Tempête, rudement rejetée par les quatre hommes, était tombée à terre et s’était mise à pleurer, attrapant le pied de son soi-disant amour. Un autre la tira par le tissu de sa robe tentant de lui faire lâcher prise. Leur affolement était palpable.

« Pourquoi me traiter ainsi ? » hurla-t-elle. « Tu ne peux pas m’abandonner. » Je reconnus les dialogues d’un mauvais film vu quelques jours plus tôt. Elle aurait pu improviser, tout le monde allait reconnaître le scénario.

Un cri de douleur indicible jaillit de sa bouche tandis qu’un homme l’effleurait, lui disant quelques mots à voix basse. « Pitié, hurla-t-elle, ne me frappez plus.

- Vous ne vous en tirerez pas comme ça » cria celui qu’elle tenait toujours. « Lâchez-moi ! »

Je crus voir le reflet d’une arme à feu.

« Ca va mal tourner » pensai-je terrorisée. « Ils sont armés » hurlai-je tandis que les hommes de la sécurité se précipitaient dans la mêlée.

Une foule de curieux se massait maintenant autour du petit groupe et je ne voyais plus rien. Je voulus me faire un passage dans la foule mais elle était trop compacte. Il restait un homme en faction un peu à l’écart. Je captai son regard et imposai ma volonté comme m’avait appris Tempête.

Vas les arrêter.

Il lâcha son micro et se fit un passage parmi la foule. J’en profitai pour le suivre. Tout en respirant profondément, je traversai cette marée humaine d’où suintait de partout un mélange de curiosité malsaine et d’incompréhension. Fermant les yeux, je tentais de refouler toutes ses émotions et enfin, j’arrivai de l’autre coté.

Tempête pleurait toujours, à genoux au milieu d’un espace libre délaissé par la foule qui semblait se délecter de la scène. Une femme la soutenait par les épaules semblant lui dire des paroles apaisantes. Les hommes avaient été maîtrisés. L’un d’eux criait avec un accent traînant. « Elle joue la comédie, ne la croyez pas, » mais les autres se contentaient de fulminer en silence.

- Pluie, viens m’aider.

Je cherchai autour de moi et aperçus Sentiment se frayant un passage derrière un des hommes retenus par la police.

« Je prends celui-là ». Me dit-elle mentalement « Veille à ce qu’il se taise pendant que je m’occupe de lui soutirer les informations ».

Je le regardais. Je commençais à désespérer d’attirer son attention quand enfin, il posa les yeux sur moi. Jamais je n’avais vu quelqu’un si terrorisé. Tais-toi lui ordonnai-je tandis que Sentiment lui prenait la main.

Il ne dit rien mais commença à se débattre.

« Lâchez-le » exigea le policier voyant Sentiment tenant toujours sa main.

Mais Tempête s’était relevée et venait vers nous. « Et toi, qui te disait mon ami, comment as-tu pu me faire ça ? » Elle s’adressait à l’homme qui se débattait toujours pour ôter la main de Sentiment, pendant que je maintenais ma volonté sur la sienne mais, tout en parlant, elle n’avait d’yeux que pour le policier qui le retenait plus fermement et qui maintenant ne se souciait plus du tout de Sentiment.

Un autre homme s’avança vers elle lui demandant de les suivre pour une déposition. « Bien sur » dit-elle entre deux sanglots très travaillés « Attendez-moi une minute » ajouta-t-elle tournant vers lui son regard larmoyant.

Elle se fit un passage parmi une foule compréhensive, suivie par Sentiment qui me dit de les rejoindre. Arrivée un peu à l’écart, Tempête sécha ses larmes et nous fit un grand sourire. « Si j’avais pu duper ma mère si facilement, j’aurais eu une enfance de rêve. Ils croient vraiment n’importe quoi.

- Te rends-tu compte à quel point tu as été ridicule ? » sermonna Sentiment

Elle réfléchit un instant : « tu avais raison, on ose faire des choses ici, qu’on ne ferait pas ailleurs.

- Tu l’as embrassé !

- Et malgré la situation, cela ne lui a pas déplu. Il en aura des choses à raconter une fois rentré chez lui.

- Tu es complètement inconsciente, irréfléchie, dépourvue de la moindre parcelle de dignité et… »

Sentiment hésitait comme si elle voulait la gifler. Tempête la toisa d’un air de profond dédain.

« On se dépêche » dit Sentiment

Je lui demandais si elle savait où se trouvait leur navette tout en tendant un mouchoir à Tempête.

« Bien sur » répondit-elle