samedi 24 novembre 2007

Partie 1 : Chapitre 7

7
"Si tu veux l’arc-en-ciel, tu dois supporter la pluie."
Dolly Parton

C’est ainsi que je commençai à seconder Orage à la suite du président. Je ne peux pas dire que cela me passionnait, mais au moins, je m’ennuyais nettement moins, et je vis à peine passer le deuxième court hiver. Petit à petit, j’appris à cerner la politique des Maÿcentres : Magma complexe de discussions stériles et de décisions sans cesse remise en cause dans lequel s'enlisait une administration lente et poussive.

Je ne peux pas dire que je prenais un grand plaisir à suivre d’interminables réunions au cours desquelles je ne pouvais m’empêcher de sentir le dégoût de la plupart des conseillers à mon égard mais j’aimais les réceptions et les sorties. Ma place de choix au coté du président me permettait de profiter de tous les spectacles et l’enthousiasme du peuple envers leur leader masquait quelques peu la crainte et la curiosité que je suscitais. Pourtant, quand je me remémorais ma première sortie, je ne me souvenais que de l’intense déception qui m’avait envahie. Petite fille, je m’étais imaginée les puissantes Maÿcentres regorgeant de luxe et de fastes. Dans ma tête, je voyais des soieries et des dentelles, des mets raffinés, des habitations somptueuses. Je me rappelais les soirées de la villa Adarii de Taé à Taegaïan quand, bien après l’heure du couché, je me faufilais discrètement sur la plage m’allongeant à même le sable et, tapie ainsi dans la pénombre, j’observais les tourbillons de soies, cachant et révélant à la fois des peaux ambrées et les murs de pierres blanches des salons de réceptions dont les motifs sculptés ressortaient sous les lumières tremblantes des bougies. Je me souvenais des rires, et des musiques, des danses, des couleurs chatoyantes, des lustres de cristal et des parfums tours à tours fleuris et épicés. Parfois, je me faufilais parmi les convives pour grappiller de quoi manger et Glace m’attrapait le bras pour danser avec moi. « Chut » lui disais-je, « papa va me repérer.

- Tu es trop drôle petite sœur, papa sait toujours où tu es » me répondait-il.

Mais pour l’enfant que j’étais, la réalité n’avait aucun intérêt et je la chassais d’un revers de main préférant m’inventer des histoires : J’étais une espionne qui était sur le point de découvrir tous les secrets des Maÿcentres.

Et aujourd’hui, j’y étais sur les Maÿcentres, et c’était si décevant. Pas de belles demeures, pas de jolis vêtements, pas de bonnes choses. Juste de longs discours ennuyeux.

- Tu t’attendais à mieux ?

Tempête s’était rapprochée mentalement sentant sans doute ma déception. Je sentais son odeur de vanille aussi forte que si elle était réellement à coté de moi.

- Je ne vois pas comment j’aurais pu m’attendre à pire. Je suis dans la maison du conseiller Hyji et on n’aurait même pas l’audace de proposer un logement aussi laid à nos servantes.

Des murs nus, des dalles quelconques, du mobilier encore plus simple que dans le complexe du conseil, tout en métal. Je continuais à décrire la pièce énumérant tous ce qu’il manquait pour faire de cette salle un endroit convenable.

Une bouffée de dégoût m’avait envahie. Ce n’était pas la mienne mais celle de Tempête, je l’avais écartée ne gardant que ses pensées.

- C’est ainsi les Maÿcentres. Utilité rentabilité. Ils veulent des choses pratiques. Le reste ne les intéresse pas.

- Pourtant, ils ont l’air de convoiter le marché de luxe de Plume.

- Oui, c’est vrai, ils évoluent. Ils commencent à prendre plaisir à se faire remarquer et ne peuvent nier le plaisir procuré par la beauté mais c’est nouveau pour eux et leurs artisans sont loin de maîtriser de telles choses.

J’avais porté mon attention sur quelques détails que j’avais négligés. La plupart des invités arboraient des tuniques ou des robes recouvrant la quasi-totalité de leur corps. Le conseiller exhibait un simple bijou de bronze mais il en éprouvait une fierté telle que j’en avais déduit que ce devait être quelque chose de précieux pour eux. J’avais regardé mes fins bracelets ciselés différemment. Une dame portait sans élégance une longue tunique de coton fin rehaussé de motifs multicolores. Ils paraissaient ternes comparés aux couleurs chatoyantes des soies du désert rose de Plume mais, à y regarder de plus près, c’était le plus joli tissu de la soirée. Il fallait juste relativiser. En fait, ce qu’on trouvait sur Terre n’était guère mieux dans l’ensemble. Plusieurs hommes et femmes portaient sur la tête des écharpes de tissus brillants. J’avais porté les doigts à la mousseline délicate de ma propre étole et l’avais rabattue plus avant sur mes yeux distinguant ensuite la salle derrière un brouillard rose. Je n’avais plus eu envie de voir ça. J’avais presque eu la nostalgie des jolies villes de la Terre. Elles m’avaient parues grises et sales à mon arrivée, mais c’était surtout dû à toute cette industrialisation excessive. Sinon, les artisans de la Terre étaient capables de réaliser des merveilles. Je m’étais remémorée leurs boutiques regorgeant de bijoux précieux, de parfums, et de vaisselles raffinées. Les façades sculptées de certaines maisons de pierre. Même les grandes tours de verres me semblaient avoir plus de recherches esthétiques que cette maison.

Je m’étais rappelée pourquoi j’étais là et m’étais adossée contre le mur comme si je pouvais me fondre dans l’acier gris à peine tiédis par le système de chauffage totalement inutile en cette saison. Le président avait pris la parole et je n’avais pas écouté un mot. Son garde du corps, Luico, était à ses côtés, énorme masse perdue derrière un manteau noir.

Je m’étais laissée aller doucement laissant venir à moi les fragrances des émotions ambiantes. J’avais eu l’impression de me fondre dans un monde de pure sensation. L’exaltation des invités envers leur président m’avait envahie. Fierté irraisonnée, ils buvaient ses paroles. C’était si loin de ce que je pouvais ressentir que j’avais vacillé un instant sous le choc des oppositions et, après une grande inspiration, j’avais repris le contrôle, éloigné ce parfum si puissant pour me concentrer sur ce qui se cachait derrière. Méfiance, appréhension, non, ça c’était contre moi. Tristesse, solitude. Quelqu’un devait avoir un chagrin d’amour. Admiration, espoir, pas clair. Je m’étais retournée vers l’origine de cette sensation. Une petite fille me fixait de ses grands yeux noirs. Elle s’était cachée dans les jupes de sa mère quand, soulevant mon étole, mes yeux s’étaient posés sur les siens. Je n’avais jamais vu d’enfants avant elle sur les Maÿcentres. Je m’étais demandé où ils pouvaient bien se cacher. Le temps avait paru perdre toute réalité et je n’aurais su dire s’il s’était passé quelques minutes ou des heures quand une ombre de puissance était passée devant moi. J’avais levé la tête et avais aperçu le président Eysky derrière mon voile rose. Le maître de maison était à ses cotés lui ressassant des formules de politesses interminables avant de s’incliner profondément imité par l’assemblée. Eysky lui avait touché l’épaule pour lui signifier l’autorisation de se lever. Il avait obéi tandis que les autres invités avaient gardé leur position inconfortable. Il avait fait un pas vers moi et reproduit son salut interminable. J’avais baissé une main vers son visage suffisamment près pour qu’il puisse voir mon geste, les Adarii n’ayant pas le droit de toucher les habitants des Maÿcentres. Il s’était relevé, suivi de ses invités. On avait pu enfin partir.

Ces formalités complexes se reproduisaient à chaque sortie.

Je tendis le bras vers mon calepin et le fit venir à moi n’ayant pas le courage de me lever. Je me retournai cependant et plissai les yeux sous la lumière du soleil. Après un effort quasi insurmontable pour passer en position assise, je m’appuyai contre le mur de la villa qui me procura une légère ombre bien agréable par cette chaleur. Je cherchai une page blanche et écrivis le mot : protocole et je soulignai ce nouveau titre.

Définition : ensemble des usages qui régissent les cérémonies et les relations officielles.

Je soulevai mon crayon et en mordis le bout. Concrètement, à quoi de telles démonstrations pouvaient-elles servir ? Pourquoi s’embarrasser de formules compliquées, de courbettes et autres mignardises ?

- Parce qu’ils n’ont rien d’autres pour se distinguer » dit une voix à l’autre bout de la piscine.

Je levai les yeux et fis tourner mon crayon dans la main au dessus de mon carnet. Tempête paraissait dormir allongée sur un sofa qu’elle avait fait porter dans le patio. Mais, même si elle n’avait pas ouvert la bouche, j’aurais su qu’il n’en était rien. Nous étions trop proche l’une de l’autre pour s’y méprendre.

« Ca te ferait mal d’éviter de surveiller ce que je pense ?

- Si tu me laisses partager tes pensées, c’est que tu n’es pas contre. »

Logique imparable. Je soupirais un peu décontenancée et un peu vexée aussi. J’écrivis le mot intimité sur une nouvelle page et soulignai ce nouveau titre mais je lui laissai tout de même mon esprit ouvert et ramenai mes pensées sur ses histoires de protocole.

Au fond, est-ce que les gens faisaient des courbettes parce que c’était le président ou est ce que c’était le fait de lui faire des courbettes qui faisait de lui un président ?

« Tu es tordue Pluie !» s’exclama Tempête relevant légèrement la tête, ses boucles dorées recouvrant son visage.

Je me raclai la gorge et hasardai une traduction de ma pensée confuse avec des mots : « Ce que je voulais dire, c’est : “est-ce que tu penses que, s’il n’y avait pas tant d’apparat autour du président, les gens l’admireraient autant ?” »

- Pas sur » admit Tempête, « toutes ses simagrées lui donnent de l’importance.

- Et pour nous aussi ?

La tête de Tempête retomba mollement sur les coussins. « Non. Nous, c’est parce qu’on est important qu’on nous fait des courbettes »

Elle se tut un instant tandis que je réfléchissais à ces paroles avant de reprendre : « Tu ne devais pas remplacer Orage aujourd’hui ?»

Bien sur que je devais. Je me levai, enfilai rapidement une fine tunique de soie brillante et l’attachai à l’aide de deux fibules d’argents. Je n’avais pas le temps ni la volonté nécessaire pour chercher autre chose et, de toute façon, ce serait toujours plus élégant que ce qu’ils portaient là-bas. Je fis le tour de la piscine, attrapai la ceinture posée au milieu du désordre amoncelé par Tempête ainsi que l’écharpe de mousseline rose dont j’avais l’habitude et, avant de la replacer sur ma tête, je me passai les doigts dans les cheveux pour les démêler.

Tu ne voudrais pas prendre ma place ?» demandai-je à tout hasard à Tempête.

Couchée sur le ventre, elle ne se releva pas et ne répondit pas. Ce n’était pas la peine, je percevais ses pensées comme si c’était les miennes. Elle se moquait de moi à l’idée que j’ai pu ne fus-ce qu’envisager une telle hypothèse et, de toute façon, le président ne supportait pas ses manières. Il lui avait dit que si la damnation avait un nom, ce serait Tempête et il ne parlait pas du vent.

- Au fond, Tempête, qu’est-ce que tu fais ici ? Je veux dire, ici sur les Maÿcentres, pas au bord de la piscine »

Une voix s’éleva amortie par les coussins. « Je te l’ai dit, je fais des recherches sur les plantes curatives pour la Terre. Sur la douleur plus précisément.

- Et les chercheurs des Maÿcentres ou de Vengeance ne peuvent pas s’occuper de ça ?

- Ils n’y connaissent rien ».

Je secouai la tête. Parce qu’elle en savait quelque chose elle ? Je savais que les Adarii de Maniya étaient formés à l’art de guérir, mais nos connaissances scientifiques étaient loin de pouvoir entrer en concurrence avec celles de la Terre ou même de Vengeance. En plus, Tempête n’était pas le genre à se contenter de si peu. Elle devait me cacher quelque chose. Comme d’habitude

Je passai toute l’après-midi à d’ennuyeuses réunions et ne réussis à sourire qu’au moment de partir.

Je quittai le bureau à la hâte avant qu’Eysky me demande de faire autre chose mais la secrétaire du président m’interpella d’un signe.

« Quoi encore la Main ?

- C’est Dya, mon nom ».

Elle était exaspérée à chaque fois qu’on employait le petit surnom qu’Orage lui avait donné. Par conséquent, ce ne serait pas demain la veille que j’arrêterais de l’appeler ainsi.

Elle me tendit un long poignard minutieusement travaillé d’une main écœurée. Une pièce magnifique, d’un alliage que je ne connaissais pas, brillant à la lumière. Une lame très longue, fine et tranchante, presque une épée. Il ne devait sûrement pas venir des Maÿcentres. Déjà parce qu’ils avaient en horreur tous ce qui, de près ou de loin, ressemblait à une arme et ensuite parce qu’ils n’avaient aucun intérêt pour l’esthétisme des objets. Seul comptait pour eux la visée pratique. Jamais ils ne se seraient donnés la peine de travailler ainsi un couteau. Pourvu qu’il coupe, mais pas trop tout de même, le reste était accessoire. Voilà comment ils raisonnaient.

J’allais lui demander d’où il venait mais elle me devança :

« C’est un cadeau envoyé par l’ambassadeur Paya du deuxième satellite de Vengeance. Si vous voulez mon avis, vous devriez éviter la compagnie de ce peuple. Ce sont des sauvages, rustres et violents.

- Je n’ai pas envie d’avoir ton avis la Main ».

Je pris le poignard de ses mains.

« En tout cas, c’est un objet magnifique, d’une finesse qu’aucun artisan des Maÿcentres ne serait égaler. »

- Cadeau tout à fait déplacé » ronchonna Dya.

« Penses-tu qu’il nous l’ait envoyé pour qu’on l’essaie sur toi ? » demandai-je en le pointant vers la secrétaire

Dya me scruta suintant le dédain par tous les pores « Dans leur culture presque aussi dissolue que la vôtre, ils donnent ce genre de chose aux jeunes garçons. Il est destiné au fils d’Orage. Et vous préciserez que si ce gosse à la mauvaise idée de revenir sur les Maÿcentres, il est hors de question qu’il se traîne ici avec un telle horreur.

- Le fils d’Orage ? Orage a un gamin ! » La surprise m’avait fait parler sans réfléchir. Dya se précipita triomphante pour profiter de mon ignorance.

« C’est beau la famille, et on s’étonne que les Adarii aient si peu d’enfants ! Est-ce vraiment parce que vous avez une fertilité défaillante comme le dit la rumeur ou est-ce parce que vous y prenez si peu soin qu’ils ne durent pas longtemps ?

C’est pour ça que vous ne leur donnez pas d’identité avant cinq voir six ans ? Avant, vous leur portez trop peu d’attention pour vous fatiguer à leur donner un nom ?

- Tais-toi !

Son horrible voix de crécelle s’était interrompue laissant à sa place un silence chargé d’animosité. Elle avait croisé les bras et me regardait d’un air de défi. Elle semblait attendre calmement que je relâche mon emprise pour pouvoir à nouveau parler, mais, derrière son calme apparent, je sentais sa colère bouillir. Elle n’hésiterait pas à me poser des problèmes, en premier en racontant cette petite altercation à tout le monde.

Pourquoi est-ce qu’on ne me disait jamais rien aussi ? Après, évidemment, j’avais l’air ridicule.

Au fond, pensais-je tout en maintenant ma volonté sur Dya, elle n’est pas vraiment obligée de se souvenir de mon ignorance.

Dya, oublie ce que je t’ai dit.

Elle perdit très vite son masque impassible et, si elle avait pu parler, j’aurais sans doute eu droit aux jurons les plus ignobles. Pourtant, quand je relâchai mon emprise, c’est sur un ton froid et calme qu’elle continua : « Qu’est-ce que je disais ?

- Je vois que ta conversation est si inintéressante que tu ne t’écoutes pas toi-même. Tu as bien raison.

- Non » vociféra-t-elle furieuse, après une minute de réflexion « vous ne m’aurez pas ainsi. Je n’oublie jamais rien. Vous entendez, jamais » brailla-t-elle en frappant à la porte du bureau du président. « Vous m’avez abusée par un de vos sales tour de sorcier corrompu, vous ne vous en tirerez pas si facilement. »

Eysky ouvrit la porte au milieu des cris de la Main « Qu’est-ce qu’il se passe encore ici ? »

- Syhy président, l’Adarii Pluie me manipule », dit-elle passant de la fureur à un ton de déférence dégoulinant de mièvrerie.

Ca y est, elle était retombée en enfance, mais comme elle n’avait pas sa mère pour se protéger dans ses jupes contre ses vilains petits camarades, elle allait déranger le président en personne pour si peu. Il devrait la virer pour son comportement infantile.

« Dans mon bureau toutes les deux. »

Mais non, il n’allait pas la renvoyer. Au fond, il aimait la voir faire ses mines empressées en lui sortant tous ses titres ronflants. Elle me dégoûtait

« C’est vrai ça Pluie ? » Quand il m’appelait Pluie, c’est qu’il était très fâché. Je feignis l’indignation sans trop y croire : « Qu’imaginez-vous, elle est comme vos conseillers qui s’enlisent dans des reproches incessants à notre égard car ils sont trop imbus de leur personne pour admettre qu’ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux. Je suis confuse que la Main vous dérange uniquement parce qu’elle a eu un trou de mémoire.

- Pluie » cria-t-il, « d’abord on dit Dya, ensuite elle n’oublie jamais rien, et enfin vous n’êtes jamais confuse de rien.

Que lui avez-vous fait ? »

Il avait marqué un point. C’est vrai que cette histoire de confusion était peu crédible. Peut-être que sans ce détail, mon histoire aurait pu passer.

Pourrais-je recommencer la même scène en réfléchissant mieux ? Je me tournai vers le grand miroir tentant d’imaginer Luico derrière la vitre. Lui, ne serait pas dupe. Il fallait trouver autre chose.

« Elle a critiqué le fils d’Orage. Je me suis contentée de lui faire oublier ses impertinences.

- C’est vrai la m.., Dya ? » Se rattrapa Eysky au dernier moment.

Je retins un éclat de rire. Si lui aussi se mettait à l’appeler ainsi, j’allais passer de bons moments.

Dya fulmina intérieurement mais ne fit aucune réflexion sur ce lapsus. « Comment voulez-vous que je le sache ? » se contenta-t-elle de dire.

« Dya, tu retournes travailler. Pluie, vous pouvez prendre des vacances, ce sera Orage qui m’accompagnera ce soir ».

Je restais bouche bée sous le choc. Il aurait supprimé ma petite sortie. Celle que j’attendais tant. Je n’y avais pas cru tout d’abord quand le président m’avait dit qu’il avait besoin de quelqu’un pour l’accompagner dans les villes souterraines. J’avais toujours rêvé d’aller voir ce qu’il se passait là-bas et voila que l’opportunité s’offrait à moi sans même avoir besoin de le demander. Il voulait aller faire un discours devant les plus défavorisés. C’est à eux en premier qu’il comptait présenter son fils, qui élevé sur Vengeance comme tous les jeunes de la noblesse des Maÿcentres, venait parfaire son apprentissage auprès de son père. Non, en aucun cas je n’aurais voulu rater ça.

Déjà, j’avais omis d’en faire allusion à Glace, préférant en parler à Orage qui risquait de me faire des histoires pendant des heures, ce qui valait mieux qu’un « non » catégorique de mon frère.

Là aussi, j’avais eu de la chance. Il ne m’avait rien dit ou presque. Je revoyais encore la scène : « Mais évidemment ma cousine, si tu veux visiter ses endroits de perdition emplis de larves humaines en décomposition libre à toi. Tu verras ainsi comment les dirigeants des Maÿcentres gèrent leur population et ensuite tu devrais perdre jusqu'à la moindre parcelle d'estime qu'il te resterait éventuellement à leur égard. Quant à moi, je vais me coucher, désespérément seul.

- Tu vas me faire pleurer. Tempête revient dans quelques jours. Tu n'auras qu'à lui demander de te tenir chaud.

- La présence de Tempête ne comble en rien le manque que tu me procures jolie Pluie » avait-il dit en disparaissant dans sa chambre.

Pour qui se prenait-il à imaginer qu'il pourrait avoir toutes les filles sur un simple claquement de doigt. Pourtant, je devais bien admettre qu'il avait un charme fou et qu'il fallait que je fasse appel à toute ma volonté pour lui résister.

Je me repris, et revint à mon problème actuel. Il ne pourrait pas faire ça. Il était incapable de se passer de nous. Surtout pour aller dans les villes souterraines.

« Si vous voulez aller seul au fin fond des villes souterraines, à votre aise. Orage ne viendra pas, ni Tempête, ni Sentiment.

- Et que complotent-ils tous ce soir ?

- Absolument rien, mais ils n’accepteront pas que vous me renvoyiez ainsi. Surtout sachant que tout ce que j’ai fait, c’était pour préserver l’honneur du fils d’Orage » J’étais assez fière de ma petite répartie. Je m’améliorais, sans aucun doute. Je deviendrais bientôt une vraie diplomate.

Je sentis sa colère se muer en frustration. J’avais gagné. Je sortis du bureau ravie « Si vous avez besoin de moi ce soir, envoyez Luico me prévenir » dis-je avant de refermer la porte.

***

Je me sentais légère et enjouée. Il ne faisait aucun doute que je visiterais les villes souterraines ce soir. Au pire, si vraiment il ne voulait pas de moi, j’irai quand même autorisation ou non, mais il n’irait pas jusque là. Eysky n’oserait jamais aller dans les villes souterraines sans protection. Il était bien trop paranoïaque. D’autant plus s’il voulait amener son fils. Je passai devant la Main et lui fis un sourire exagéré accompagné d’un petit clin d’œil. Elle fulminait toujours mais cela ne me dérangeait plus.

Arrivée à la villa, je descendis dans la cuisine et attrapai rapidement un petit pain de viande avant de monter dans mes appartements. Orage avait dû arriver pendant que je me changeais car il lisait dans le salon quand je sortis de ma chambre.

« Petite Pluie d’été, tu es tous les jours plus ravissante. »

Je jurerais qu’il n’avait même pas levé les yeux de son livre pour dire ça. Chez lui, le compliment devait être un réflexe. Mais pas un réflexe imaginatif, c’était mon père qui m’appelait ainsi. La colère remonta en moi en le voyant. Tout ça, c’était de sa faute. S’il ne passait pas son temps en cachotterie, je n’aurais pas eu tous ses ennuis avec Dya, et je n’aurais pas été ridicule.

« Tu vas dépareiller à l’extrême au milieu de ses déchets humains mais au moins, tu les feras rêver » Continuait-il toujours sans lever la tête.

« Si jamais j’y vais ». Je m’approchai de lui et lui tendis le poignard offert par Paya : « Tiens, Cadeau de l’ambassadeur du deuxième satellite de Vengeance pour le fils d’Orage ».

Orage sortit enfin de son ouvrage, les yeux avides de curiosité. « C’est magnifiques » dit-il en prenant l’objet. « Tout à fait le genre de chose que le président a horreur de voir chez lui. Cependant, même si ça va à l’encontre des coutumes du deuxième satellite, j’attendrai encore quelques années avant de le laisser jouer avec ce genre de chose. »

Il tourna légèrement le poignard scintillant sous les reflets du soleil.

« Ils ont dû être furieux que je reçoive un tel joujou. Ils ont déjà du mal à supporter les coutumes de ce peuple qu’ils jugent sauvages et violents, mais qu’on puisse être en bon terme avec eux, les met dans une rage folle. Surtout la Main. Elle s’imagine déjà qu’on va se lier ensemble contre eux ; ce qui n’est peut-être pas une si mauvaise idée au fond », conclut-il en appuyant légèrement la pointe du couteau contre son doigt. « Est-ce que je t’ai raconté comment j’étais rentré dans les bonnes grâces de l’ambassadeur Paya ? »

Je ne savais pas s’il pensait sincèrement ce qu’il disait et, sur le moment, il aurait pu m’annoncer n’importe quoi, je m’en fichais éperdument.

« Tu ne m’avais pas dit que tu avais un fils ? J’ai perdu toute crédibilité parce que tout le monde paraissait au courant sauf moi.

- Evidemment que tout le monde est au courant. La dernière fois qu’il est venu ici, je l’ai emmené avec moi au conseil et il a mis la pagaille partout alors qu’il avait à peine deux ans. Tu m’imagines pas à quel point j’étais fier.

- Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?

- Parce qu’à t’entendre, c’est ma faute ! Tu as si peu d’intérêt pour les autres en général et moi en particulier que tu ne m’as jamais demandé quoi que ce soit et en plus, tu vas me le reprocher. Tu exagères Pluie. Va voir tes pouilleux puisqu’ils t’intéressent plus que moi. »

Les talents de comédiens d‘Orage n’étaient plus à prouver. Il devait sans doute s’exercer avec Tempête mais il avait l’air si sincère que j’hésitai tout de même à le croire. Je me décidai à lui raconter dans quelle histoire mon ignorance m’avait conduite et il éclata de rire

« Ne t’en fais pas, jamais je n’accepterais de te remplacer si tu te fais éconduire pour pareil peccadilles » me confirma-t-il « et Luico viendra te supplier de venir. Il n’y a aucun doute là-dessus. Mais fais plus attention la prochaine fois, surtout avec la Main. Il n’est pas bon de s’attaquer à elle.

- Si tu ne faisais pas des mystères pour tout et pour rien, ça n’arriverait pas.

- Je ne te cache rien Pluie. Tu es encore plus paranoïaque qu’Eysky. Qu’est-ce que tu imagines ? Que parce que je vis ici, loin de tout, sur cette planète de déficients, je suis dispensé de mes devoirs envers mon peuple ? Ce n’est pas étonnant que j’aie un gamin.

- Et où est-il?

- Chez sa mère bien sur. Je n’allais tout de même pas le garder ici. Je n’ai aucune envie de pervertir mon fils en l’élevant dans cette culture de sauvage. Sentiment a été élevé ici et tu vois le résultat.

- Je voulais dire : Qui est sa mère ?

- Brise.

- Connais pas.

- Mais si, tu as déjà dû l’apercevoir. Petits, nous étions souvent ensemble » dit-il en s’étirant et en baillant.

Je tentai de me souvenir, mais en fait, je ne passais pas beaucoup de temps avec Orage quand j’étais petite. Alors, ses amis.

Plumeau frappa à la porte ouverte pour attirer notre attention. Je me demandai depuis quand elle était là. Elle avait une certaine propension à écouter aux portes et j’étais tellement plongée dans les histoires d’Orage que je ne l’avais pas sentie venir. Elle ne paraissait pas spécialement étonnée mais elle ne l’était jamais de toute façon.

« Le garde du corps du président Eysky demande si l’Adarii Pluie veut bien le suivre.

- Dis-lui que j’arrive. »

J’avais beau en être sûre, j’avais tout de même comme un rien d’appréhension. Je souriais de contentement.

« Fais-le attendre un peu » proposa Orage.

Je me dirigeai vers la porte. « Non, je crois que j’en ai assez fait pour aujourd’hui. Demain peut-être.

- Sentiment a deux filles. Une de cinq ans et une de quatre ans. Si tu n’étais pas au courant, tu pourras crier sur elle plutôt que sur moi ».

Non, je n’étais pas au courant. De toute façon, personne ne me disait jamais rien. Mais, j’allais enfin voir les villes souterraines.

Je suivis Luico jusqu’à la plate-forme de décollage et de là, on m'ouvrit la porte d'une petite salle attenante au funiculaire. Seul moyen, exceptées les navettes, de se rendre au bas de la falaise. Le président leva les yeux d'une carte en m'entendant arriver et ne fit aucun commentaire. Luico le rejoignit. Il y avait plusieurs autres gardes. Je tentais de voir leur visage dans l’ombre de leurs capuchons, mais ils se détournèrent. Il y avait aussi deux autres personnes qui, je savais pour les avoir vaguement déjà aperçues, étaient employés auprès du président pour s'occuper de sa manie de compte-rendu. Je savais qu’un des deux passaient une bonne partie de sa vie dans la pièce attenante au bureau du président à retranscrire les discussions. On l’appelait l’Oreille et je ne savais même pas quel était son vrai nom. Et puis, bien sur, il y avait la Main, alias Dya qui, comme d’habitude, fusait d’un dégoût sans limite et injustifié à mon égard.

La porte s'ouvrit de nouveau. Je me retournai pour voir entrer un jeune homme. Quand je croisai son regard, il fit un bon en arrière, s’emmêla les pieds et se retrouva assis par terre.

La scène prêtait à rire et je ne m’en privai pas.

« Ryun, tu es ridicule » dit le président, « relève-toi de suite. Et vous, arrêtez de rire et laissez mon fils tranquille.

- Parce que c'est votre fils ! Hé bien, vous n'êtes pas gâté.

- Que se soit bien clair » me dit-il sur le ton de la confidence « si je vous vois l'importuner par n’importe quel moyen sortit de votre esprit tordu, je vous vire des Maÿcentres. C'est compris ? »

Il avait un langage plus châtié d’habitude. Des paroles si crues laissaient à penser qu’il n’avait pas encore dû me pardonner tout à fait ma petite incartade auprès de sa secrétaire. Je pris sur moi d’essayer de faire quelques efforts : « D'accord, mais je n'ai rien fait à votre fils.

- Vous l'avez regardé.

- Ho, quelle horreur ! J'ai porté le regard sur votre fils. Je n'ai jamais tué personne en le regardant.

- Il y a des jours où je me demande » Ce n’était pas le président qui avait parlé mais la Main.

Je levai la tête vers elle. « Tu pensais sincèrement que je n'entendrais pas ou tu me nargues ? » J’imitai la voix de crécelle chargée de déférence outrancière qu’elle utilisait lors de ses reproches incessants à mon égard : « Syhy président, la Main me nargue » Mais Eysky était déjà en train d’embarquer. De toute façon, je n’avais pas eu l’intention qu’il entende quoi que se soit. Je n’étais pas du genre à m’abaisser comme le faisait Dya.

Elle n'eut pas le temps de répondre et se contenta de suivre le président dans le funiculaire et je me précipitai vers l'avant de la machine pour mieux profiter du paysage qui s'offrait à nous. Toute la ville s'étalait sous nos pieds. Les constructions paraissaient grandir au fur et à mesure de la descente et j’écarquillais les yeux comme si cela pouvait me permettre de distinguer les détails derrière la brume persistantes quand, le plateau de la ville laissé derrière nous, le funiculaire continua sa descente à travers la brume pour enfin, laisser la vue sur la vallée qui s’offrit à mon regard.

« C'est impressionnant n'est ce pas ? » Ryun s’était approché et sa remarque insipide se voulait une invitation à une conversation dont je n’avais nul besoin.

Je continuai à scruter le paysage. « Le président m'a recommandé de ne pas porter les yeux sur votre petite personne sensible. Il faudrait peut-être lui demander s'il m'accorde sa permission pour vous parler.

- Vous en avez le droit. » Reprit le fils Eysky ou plutôt Eïskï car je n’imaginais pas qu’à son age, il ait acquis un statut suffisant pour porter des Y à son nom. « Même si j'imagine que vous devriez prendre un ton plus respectueux » précisa-t-il

Dans ses rêves oui, et pourquoi pas aussi nettoyer le sol devant lui. J'ouvris la bouche pour lui répondre mais il me devança « Regardez-moi Adarii.

- Vous espérez me faire expulser Eïskï fils ?

- Il s'appelle Ryun. » Je me tournai vers le président qui s'était avancé à son tour. « Faites ce qu'il vous dit.

- Il faudrait peut-être que vous sachiez ce que vous voulez.

- Pour une fois dans votre vie, taisez-vous et faites ce que je vous demande Adarii ».

Je levai les yeux sur Ryun, il était plus grand que moi. Ce n'était pas difficile, il n'y avait pas grand monde plus petit que moi. Il était plutôt beau garçon et il avait hérité une part du charisme de son père. D’abord, il détourna la tête avant de plonger ses yeux gris dans les miens. Il s'approcha comme subjugué. Je sentis la confusion de ses sentiments, mélange de crainte et d'attirance. Un instant, je crus qu'il allait se pencher vers moi et je tendis la main sans le toucher pour bien marquer la distance entre nous.

« Toi, tu n'approches pas ».

Il sourit et se tourna à nouveau vers la ville qui s'étendait de plus en plus proche de nous.

« Vous êtes très belle Adarii. Je crois pouvoir supporter le regard d'aussi jolis yeux.

- Quelle prouesse !» chuchotai-je sur un mode ironique trop bas pour que quiconque puisse l’entendre.

A ma connaissance, les transports privés n'existaient pas dans les basses villes. Je compris vite pourquoi. Déjà, il n'y avait pas de rues à franchement parlés. Les bâtiments semblaient avoir poussés ça et là sans aucun ordre apparent formant une sorte de fouillis désordonné. De toute façon, sur les Maÿcentres, tout n’était que fouillis désordonnés. Pour la plupart, les constructions étaient plutôt harmonieuses mais dans des matériaux si fins qu'on aurait dit des châteaux de cartes prêts à s'effondrer au moindre souffle d’air. Pas de bois ni de pierre, mais uniquement des structures de verres et de métal, et des surabondances de jardins. Tout l’espace extérieur était recouvert d’une sorte de gazon parsemé de fleurs et je ne pus m’empêcher d’imaginer l’horreur que ce devait être par temps pluvieux. Une foule impressionnante s'était réunie pour faire une sorte de haie d'honneur au président, à croire qu'ils n'avaient rien d'autres à faire. Il marchait devant avec son fils, saluant la population emplis d’une fierté irraisonnée et écoutant d'une oreille distraite quelques demandes avant de répondre en souriant par un mensonge approprié. On passa devant le jardin des plantes dont on m'avait loué la beauté. De là, en tout cas, je ne voyais pas la différence qu’il pouvait y avoir entre le jardin des plantes et tous les autres jardins. Je m'arrêtai, humant les subtiles fragrances qui se mélangeaient harmonieusement mais un rapide coup sur mon épaule nue me fit revenir à la réalité. De ce contact, je sentis juste une légère désapprobation qui s’éloigna rapidement. « Ne restez pas en arrière, ce n'est pas les fleurs que vous devez surveiller.

- Tu me touches Luico ! » Dis-je en levant la tête vers le géant caché sous son manteau noir. Ne t'a-t-on pas dit que quand on avait un contact physique avec un Adarii, il était capable de connaître tes pensées les plus secrètes ?

- Je n’ai pas de pensées secrètes »

Luico devait être le seul des Maÿcentres que je côtoyais qui n’avait pas peur de moi. Il parait que sur le deuxième satellite de Vengeance, où il avait été élevé, on apprenait aux jeunes garçons à maîtriser leurs sentiments en général et la peur en particulier. Et c’était vrai que je ne l’avais jamais vu craindre quoi que ce soit et qu’aucune émotion n’émanait de lui. C’était reposant et au fond, on s’entendait bien. Il avait fallu plusieurs mois avant qu’il se décide à m’adresser la parole, mais maintenant, il avait tendance à en dire trop.

Je le regardai en faisant mine de lui prendre le bras qu'il retira aussitôt.

« Regardez plutôt devant vous et chassez-moi ça. »

Le président s'était arrêté. Un groupe de gens lui barrant l'entrée des villes souterraines affirmant haut et fort leur réprobation faisant fi des paroles mielleuses d'Eysky. Ils avaient raison, il ne croyait pas le premier mot de ce qu'il racontait.

Je me glissai entre le président et son fils qui s’écartèrent pour me laisser passer, et fit face au porte parole du groupe qui recula instantanément.

« Le président vous a demandé gentiment de lui laisser la place. Voulez-vous que je le demande autrement. »

Le groupe recula et quelques personnes se dispersèrent laissant bientôt leur porte parole seul.

« Je vais partir, mais avant… ».

Pourquoi fallait-il toujours un mais. dégage

Je repris ma place au coté de Luico. Les autres s'étaient écartés un peu plus, ce qui laissait un espace vital plus confortable.

« l’Adarii Orage est capable de chasser un groupe entier de cette façon » me souffla Luico.

« Tu veux me rabaisser, c'est ça ? Et bien moi, je suis capable de te chasser toi.

- Je ne suis pas assez bête pour vous regardez Adarii »

Je commençais réellement à apprécier ce gros ours mais il était hors de question de lui avouer.

Les villes souterraines étaient à l'origine d'anciennes galeries minières. Après l'épuisement des gisements, la population la plus pauvre avait commencé à squatter ses tunnels pour ensuite y bâtir, dans un premiers temps, des espaces d'intimité, puis, de petites cahutes et maintenant c'était une ville entière qui s'étalait dans ses galeries, ne laissant qu'un étroit passage au centre entre des ramassis d'immondice. Plus mes yeux s'habituaient à l'obscurité plus le spectacle était horrifiant. Mais le pire était l'odeur : Un relent de déchets en décomposition, mélangé aux fragrances acres et prenantes d'urine dans des boyaux mal aérés. Les gens que l'on croisait ici n'étaient plus que des ombres décharnées qui tranchaient désagréablement devant les colosses de la garde présidentielle. Je soulevais le bas de ma robe tentant de limiter les dégâts, mais je me rendis compte que le chemin sur lequel nous marchions était bien plus propre que le reste. Les habitants avaient dû nettoyer le passage en l'honneur du président.

« Qu'est-ce qu'on fait ici ? » soufflai-je à Luico

« Le président veut faire son discours devant les personnes les plus défavorisées ».

Je pensais qu'il ferait mieux de faire quelque chose pour raser ça et donner un logement décent à ses débris d'humanité plutôt que de leur faire de beaux discours. Que faisaient donc tous ces gens qui s'entassaient dans les salles bureaux du complexe du conseil ? Pourquoi ne pas gérer cette gangrène plutôt que de s'occuper de la Terre ?

J'en étais à ses réflexions quand on déboucha sur une vaste grotte. Partout, les gens criaient, acclamaient. Les sons résonnaient sur les parois rendant une cacophonie infernale. Les lumières artificielles crues et froides semblaient trembler. Je n'osais plus regarder autour de moi redoutant de croiser ses visages blêmes qui ressortaient à peine sur le mur de granit.

Une estrade avait été dressée au centre de la grotte. Quand le président y monta faisant signe à la foule, les clameurs redoublèrent. Je me forçais à rester droite mais je ne pensais qu'à me boucher les oreilles. Tous ces gens dégageaient une odeur de sueur. Chaque inspiration dans cette atmosphère repoussante me semblait un calvaire. Je m’évertuais à me concentrer sur ce qu'il se passait autour : Le président avait l'air parfaitement serein au milieu de cette crasse et avait entamé son discours en présentant son fils qui brillait d’une arrogance déplacée. De l'autre coté de l'estrade, les gardes retenaient la foule qui poussait pour se rapprocher d'avantage. Autour de moi, les gens semblaient se tenir à l'écart. Luico s’était posté légèrement devant moi. Il se retourna pour me dire quelque chose que je ne compris pas au milieu de ce vacarme assourdissant. Il hésita et finit par se rapprocher de moi et se tordre en deux pour me parler à l'oreille. « Ca va aller ? »

C'est sur, je ne devais pas avoir l'air bien fière. Je respirai un bon coup tentant d'ignorer l'odeur « Je crois » répondis-je mal assurée.

« Je reste à vos cotés. Si il y a un risque que ça dégénère, je veux en être le premier informé ». J’acquiesçai.

Orage m'avait expliqué comment il s’y prenait dans ces cas-là en ce concentrant sur les émotions dégagées par la foule dans un premier temps et ensuite se focalisant sur tout ce qui était négatif.

Il y a trop de monde pensais-je. Mais ce n’était pas vraiment le nombre qui m’impressionnait mais le bruit et l’environnement. Jamais je ne pourrais m’immerger là-dedans.

Les petites réceptions propre et nette, d’accord. Mais là, c’était autre chose. Je tentais d'ouvrir mon esprit vers l'extérieur et fus assaillie par la passion dégagée par la foule. Je paniquai et voulus chasser tout cela mais fut comme emportée par le flot. Les émotions négatives, pensais-je, uniquement les émotions négatives. Je me raccrochais désespérément à cette idée comme un naufragé à une bouée. Petit à petit, le flot s'estompa. D'un océan déchaîné, j'eus la sensation de traverser un marécage putride remplie de dégoût et de haine. Je m'avançais dans ses profondeurs, m'enfonçant dans le mépris et les désirs de vengeance et mort. Mort ce dernier concept était puissant. Je reculai d'horreur devant cette idée scrutant en même temps la foule espérant sentir d'où elle venait. C'était pressant, c'était pour tout de suite. Je me précipitai sur l'estrade et sans réfléchir poussai de toutes mes forces le président qui tomba et m'entraîna dans sa chute tandis que résonnait l'explosion d'une arme à feu.

Les hurlements remplacèrent les acclamations. Je fus absorbée par un flot de surprise puis d'angoisse avant qu’un violent sentiment de panique me submerge. Je ne pouvais plus tenir ainsi, je ne maîtrisais plus rien, je raffermis mes barrières mentales mais ne pus écarter cette fièvre. De nouveau, je me sentis emportée mais cette fois, c’était la peur et l’angoisse qui me clouait au sol. Je chavirais, n’arrivant plus à respirer comme si j’étais en train de me noyer. C’était trop fort, j’étais entrain d’étouffer engluée de plus en plus profondément dans un monde dominé par les sensations. Elles me recouvraient, m’engloutissaient tel un raz de marée.

J'étais tombée au bas de l’estrade. Quelqu'un se penchait vers moi mais je ne comprenais pas. Je me protégeais la tête avec les mains comme si je pouvais ainsi éloigner de moi l’angoisse ambiante et les cris de la foule qui se dispersait dans une cohue désordonnée. La douleur d’un homme se faisant piétiner me parvint comme si c’était la mienne et je me mis à hurler. Quelqu’un me tira en arrière. Il pensait qu’il devait me sortir de là, mais ses pensées s’insinuant dans mon esprit ne firent qu’augmenter mon malaise et je le chassai par réflexe. Je voulus me relever mais j'avais les jambes qui tremblaient. La garde présidentielle avait fait une sorte de rempart, mur noir entourant le président, son fils, sa suite et moi. A la limite de mon champ de vision, j'aperçus le président qui se levait et interpellait un garde. « Luico le poursuit » répondit ce dernier. Il secoua la tête suite à la réponse du président. Je me pris d'un rire nerveux. Qu'est-ce qu'on pouvait poursuivre dans cette cohue. « Votre sorcière m’a l’air salement amochée » ajouta le garde. Je regardais la foule se ruer en tout sens, se bousculant vers les sorties. Non, j’allais bien. Physiquement en tout cas. Je m’essuyais le front du bras. J’étais couverte de sang. Je ne souffrais pas pourtant. La salle était presque vide quand Luico revint traînant un homme qui se débattait. « Je l'ai » dit-il « les gens autour de lui l'ont empêché de s'enfuir ». Il tendit au président une arme à feu. « Il avait ça sur lui. »

Le président l'attrapa par le col. « Où as-tu eu ça ? » cria-t-il.

L'homme toisa le président et lui cracha au visage.

La peau claire d’Eysky vira au rouge. Je crus qu'il allait le frapper en voyant son poing se crisper mais il se tourna vers moi remettant l'homme entre les mains de ses gardes.

« Adarii, faites le parler.

- Je ne peux pas » répondis-je d'une toute petite voix. « Enfin, je peux l'obliger à parler, ou à répéter quelque chose mais pas à donner une information précise. »

- Vous êtes télépathe, vous pouvez vous infiltrer dans son esprit et savoir ce qu'il cache.

- Je n'ai jamais fait ce genre de chose. » Déjà effleurer la pensée des autres lors d’un rapide contact physique était désagréable. Je repensais à Sentiment qui avait sondé un homme sans aucun remord pour lui arracher le moyen de quitter la Terre. A ce moment, je m’étais dit que jamais je n’en arriverais à de telles extrémités.

« Et j'espère bien que vous n'aurez plus à le refaire. » cria-t-il « je veux savoir ce qu'il cache, vous m'entendez. De suite. Je veux que tout le monde voie ce qu'il en coûte de s'attaquer au président des Maÿcentres et de Vengeance »

Je me levai comme un automate et m'approchai de l'homme. Sans doute, si on m’avait laissé le temps de me remettre de mes émotions, je ne l’aurais pas fait. Il aurait été difficile de dire qui était le plus terrorisé. Il détourna la tête et recommença à se débattre avant d'être maîtrisé par les gardes. Je pris sa tête dans mes mains et me détournai dégoûtée. Tout était confus autour de moi. Je ne me rendais plus compte de ce que je faisais. Je tombai dans un tourbillon. Flot mêlé de souvenirs qui m'assaillir dominé par sa peur et son dégoût. Je m’obligeais à surmonter vainement ma répulsion et la sienne pour me concentrer sur l'idée de l'arme à feu. Je la vis tel qu'il avait dû la voir quand un homme la lui avait remise. Il portait un grand manteau avec un capuchon qu'il avait rabattu sur le visage et un masque métallique. Il savait à quel point il détestait le président, il savait qu'il pensait que c'était sa faute si sa famille s'était vu reléguée dans les villes souterraine. Il lui avait même confirmé le rôle que le président avait eu dans sa déchéance. Ce devait être quelqu’un de haut placé avait-il pensé. Il lui avait donné l'arme et lui avait appris à s'en servir. Lui répétant sans cesse qu'il serait vengé. Il lui promettait de quoi mettre toute sa famille à l'abri du besoin. Il répétait inlassablement. Toujours, toujours.

« Nonnn. » Je l'avais lâché et le contact s'était rompu. Mes joues étaient brûlantes et humides, j'avais dû pleurer sans m'en rendre compte. Non, s’était du sang. Je devais être blessée. L’homme s’était évanoui et je n’étais pas loin de faire de même. Je me détournai et regardai président tentant de réprimer la nausée qui montait en moi.

« On lui a remis l'arme et de l'argent. Il ne connaît pas l'identité de celui qui a fait ça et il n'a pas vu son visage. »

Le président allait répondre mais je ne lui en laissai pas le temps. Je m'enfuis, mes pas résonnant dans la salle maintenant déserte, m'appuyai contre le mur dans un recoin sombre à l’écart et je vomis.

Je fis encore quelques pas en titubant. Dans la pénombre, je discernais les ombres de quelques personnes qui s'écartèrent sur mon passage. Je trébuchai sur un tas d'ordure et je sentis deux grosses mains m'attraper par la taille et me remettre debout.

Je hurlai comme une démente à ce contact puis je reconnus Luico.

« Fiche-le camp Luico. J’en ai déjà assez vu. »

Je me retournai vers le géant. Le dessus de ma tête arrivait à peine à la hauteur de sa poitrine. J’avais envie de me blottir contre quelqu’un qui me protégerait, mais lui, ce n’était pas possible, je n’étais pas en mesure de lutter contre ses pensées.

Il se saisit d’un mouchoir et me le tendis. Je m’essuyais le visage tandis qu’il plaquait une autre étoffe contre mon front. « Si vous avez besoin d’un médecin, je vous en trouverais un. Moi aussi j’ai certaines techniques pour convaincre les récalcitrants. »

Je secouai la tête. Elle commençait à m’élancer. « Tempête s’en chargera » marmonnai-je.

Je m’éloignai d’un pas et me mis à pleurer.

« C'est horrible, jamais plus vous ne me forcerez à faire ça. Tu entends Luico, jamais.

- Je ne m'inquiète pas pour ça Adarii, de toute façon, vous n'en faites toujours qu'à votre tête ».

Je souris entre deux sanglots et m'essuyai les joues. Je sentis un goût acre dans ma bouche et me rendis compte que je m’étais fendue la lèvre. Je ne savais même pas quand. « Je ne devrais pas te le dire Luico, mais je t'aime bien.

- Je ne le dirais à personne » me chuchota-t-il « se sera notre petit secret.

Il est temps de partir. »

Le reste de la troupe nous avait rejoint. Ainsi qu'une véritable armée.

« Vous pouvez marcher Pluie ? » Le président avait mis dans ses paroles une douceur que je ne lui connaissais pas.

« En quel honneur, vous imaginez-vous avoir le droit de m'appeler par mon prénom en public, président Eysky ?

- Elle va mieux » dit-il à son fils.

On retraversa les galeries. Il y avait encore beaucoup de monde mais les gens baissaient la tête comme s'ils tentaient de disparaître, tas de haillons dans les ordures. Le vaisseau présidentiel était venu nous chercher sur la place à la sortie de la ville souterraine. Je m'assis sur une couchette tout au fond en espérant que personne ne me suivrait jusque-là. Je fus soulagée en entendant les autres s'installer dans le salon à l'avant de l'appareil. Ils discutaient de sécurité, d'armes prohibées, de révolution. J'eus eu haut le cœur quand l'appareil se souleva en tanguant légèrement mais au moins, le bruit du décollage m'empêchait d'entendre leur conversation. La déflagration lors de l’enclenchement de la propulsion MHD me fit sursauter puis, le silence, enfin. Pour la première fois depuis des semaines, du hublot, je vis le soleil se coucher sur les Maÿcentres.

Je n'avais pas eu conscience qu'il puisse être si tard, mais en fait, j'étais épuisée.

En descendant de l'appareil, je notai qu’il manquait notre vaisseau avant de me souvenir que Sentiment et Tempête l'avaient pris mais je ne me souvenais pas où elles étaient parties. La petite navette qu’elles avaient récupérée sur Terre était toujours là. Je me dis qu’il serait temps que j’apprenne à piloter ses engins. C'était plutôt facile. Tempête m’avait montré durant le voyage vers les Maÿcentres mais je ne me souvenais pas. En fait, je ne me souvenais plus de grand-chose. J’avais l’esprit complètement embué. Je fixais la plate-forme d’atterrissage notant au passage des détails insignifiants. Les murs étaient sales. Les plaques métalliques du sol étaient rayées, les peintures d’oiseaux stylisés s’écaillaient.

Quelqu'un m'appelait mais j'étais dans une sorte de brouillard.

Je croisai les bras. Je tremblais. La nuit était tombée et je me rendis compte qu'il faisait froid. Mon front s’était remis à saigner et j’appuyai plus fortement mon mouchoir. Je sentis quelqu'un poser une cape sur mes épaules. J'aperçus Ryun. Il me parlait mais je ne comprenais pas. Luico disait quelques mots au président. Il lui demandait l'autorisation de me ramener, je crois. Il me fit signe de le suivre mais je ne bougeais pas aussi, il me poussa légèrement à travers le manteau et je me mis à avancer tel un automate vers l'esplanade. Je me laissai entraîner jusqu'à la villa. Orage se précipita en me voyant arriver et m'entraîna dans ses bras. Me retrouver ainsi me soulagea enfin et je me décontractai. Pouvoir enfin me pelotonner contre quelqu’un sachant retenir ses pensées. Je sentais la chaleur dégagée par son corps et respirais son odeur. Je ne sais comment, il avait l’air de sentir les parfums de mon enfance, mélange d’herbes séchés, d’embrun. Sa peau brune était chaude comme le soleil de Taegaïan. J’aurais presque imaginé possible d’entendre la mer à travers lui mais, ce que j’entendais, s’était ses hurlements contre Luico.

« Laisse Luico » arrivai-je à murmurer, « il n'y est pour rien. Emmène-moi à la maison. »

Je sentis qu'il passait un bras autour de ma taille pour me soutenir et je m'appuyais contre son épaule. Il m'assit dans un canapé de la bibliothèque et fit mine de s'éloigner mais je l'en empêchai. Je me blottis contre sa poitrine. Son haleine dégageait une odeur en même temps chaude et boisée, sucrée et épicée. Mélange de caramel et d’orange. Non pensais-je en souriant enfin. Il sentait juste la cannelle qu’on cultivait dans les terres de Taegaïan. Il adorait ça. Et, respirant à travers lui le parfum de chez moi, petit à petit, je me calmais. Il me caressait les cheveux sans rien dire. Je me laissai bercer par le contact de ses doigts et m'endormis.