samedi 24 novembre 2007

Partie 1 : Chapitre 4

4

"Glace : matière à réflexion."

Léo Campion

« C’est pas trop tôt ! » m’exclamai-je en sautant presque au bas de la minuscule navette que nous avions empruntée jusqu’aux Maÿcentres. Je savais que nous n’étions pas sorties de nos ennuis. Le président Eysky voulait nous voir immédiatement et sûrement pas pour nous féliciter de nos exploits. Pourtant, en prenant ma première inspiration sur la plate-forme d’atterrissage, je me sentis emplie d’allégresse. La brise m’apportait comme un parfum de fleur. Le ciel était couvert mais il faisait chaud et surtout, nous étions sorties de cette boite de conserve étriquée. Je veux bien croire que les gros vaisseaux de Vengeance ne seraient pas très discrets sur Terre, mais il était inutile de pousser le vice dans l’autre sens. Cette navette était au moins deux fois plus petite que celle qu’utilisait mon père. Elle devait sans doute être prévue pour des trajets beaucoup plus courts ou pour circuler dans les Plates-formes. Trois jours enfermées là-dedans, à ne manger que quelques biscuits en écoutant Sentiment se plaindre contre Tempête et après, la perspective de quelques remontrances du président Eysky paraissait une simple formalité d’usage. Heureusement que j’avais insisté pour faire quelques provisions avant de partir. Si j’avais dû compter sur mes compagnes, nous aurions été à la diète pendant trois jours.

« Dis-moi comment aurais-je pu être plus discrète ? » répétait encore Tempête à Sentiment qui refusait d’avoir à endosser la responsabilité des derniers événements. Elle ne répondit pas. Le réponse était pourtant simple : en utilisant la navette de secours.

Je suis sûre que Sentiment en serait venue à cette même conclusion si Tempête lui avait laissé le temps de réfléchir. Quand elle avait proposé de faire une petite diversion, Sentiment n’avait pas eu le temps de réaliser que les diversions de Tempête n’étaient jamais petites.

Et puis, tout était allé très vite : Sentiment avait réussi à extirper à un pauvre homme l’emplacement de la navette. Nous pensions qu’elle serait cachée dans un coin perdu au milieu des montagnes, mais pas du tout. Ils avaient dû atterrir dans un endroit isolé mais ensuite, ils avaient cachés la navette dans une immense remorque de ses gros camions américains et avaient dissimulé le tout dans un hangar au milieu de la Silicon Valley. En apprenant leur audace, Sentiment avait été horrifiée. Tempête, plus pragmatique, avait juste constaté qu’au moins, nous aurions pas trop à marcher et moi, je devenais de plus en plus suspicieuse : Ils avaient réussi à s’approprier un immeuble, un hangar, un camion. Ils devaient donc avoir des contacts sur place. C’était bien plus qu’un petit groupe parti faire un peu d’espionnage anodin.

« Je sais oui, on y va »

Le cri de Tempête me ramena au présent. Un employé du site l’avait interpellée pour lui rappeler que nous étions attendues et elle l’avait rabroué avant de faire signe à quelqu’un qui arrivait à notre rencontre.

« Je te présente Crayon » me dit-elle quand le vieil homme arriva à sa hauteur « un des rares courageux habitants de Plume à accepter de s’exiler ici pour nous servir et le meilleur mécanicien et pilote qu’il soit.

- Meilleur après vous Adarii Tempête. Vous avez voyagé là-dedans ! » Ajouta-t-il en désignant la petite navette.

« Nous avons été contraintes de faire un petit échange et pas en notre faveur. Je t’expliquerais.

- Prenez le gros vaisseau la prochaine fois.

- Nous suivons les deux adages de Glace : Discrétion et discrétion.

- Crayon » reprit Sentiment, « tu t’occupes de la navette. Tant que nous ne récupérons pas la nôtre, celle-là restera propriété Adarii. Ceux qui ne seront pas d’accord n’auront qu’à venir nous trouver. Ensuite, tu iras à la villa et tu vérifieras que Plumeau se soit occupée de notre arrivée »

Sentiment poussa Tempête vers la sortie et je les suivis.

« Tu ne vas tout de même pas raconter tes péripéties lamentables à Crayon ! » disait Sentiment à Tempête tandis que nous traversions un jardin bordé d’arbres aux immenses fleurs rouges dégageant un parfum entêtant. Je n’étais jamais venue sur les Maÿcentres. Ce que j’apercevais était grandiose mais je savais, par ouie dire, que ce n’était qu’une façade. Nous avions atterri sur une petite plate-forme privée donnant sur la colline du conseil : vaste plateau dégagé recouvert de jardins débordant de plantes diverses et de fleurs surplombant la ville elle-même. D’un coté s’élevait à partir de là, un sommet qui, comme m’expliquait Tempête, réunissait les habitations des personnalités les plus influentes. La villa Adarii s’y trouvait mais on n’eut pas le loisir d’y passer ne fut-ce que pour se changer même si nous en avions fort besoin.

De l’autre coté, un énorme complexe, assemblage de métal et de verre recouvert de plantes grimpantes, formait ce qu’on nommait le complexe du conseil. Véritable point de décision politique économique et social concernant, théoriquement, les différentes planètes habitées : Vengeance, les Maÿcentres, Saphir et Plume même si, en pratique, les discussions tournaient plutôt entre les Maÿcentres et Vengeance ainsi que les affaires concernant la Terre. Saphir et Plume se prêtant rarement à parlementer, préférant une politique autarcique à des échanges qui ne présentaient que peu d’avantage.

« Comment aurais-je pu être plus discrète ? » répéta encore Tempête.

A la réflexion, elle avait raison. Sentiment faisait une montagne de peu de chose. Evidemment, quand Tempête avait ramené le gros routier avec son jean moulant débordant de cambouis et son marcel d’où ressortait une toison digne d’un orang-outang dans laquelle se perdait une grosse chaîne dorée, moi aussi, j’avais un peu paniqué. Mais au fond, l’idée n’était pas mauvaise. En plus, il fallait faire vite. Il ne faisait aucun doute qu’une fois que les hommes que Tempête avait fait interpeller par la police auraient retrouvé leur liberté, ils mettraient tout en œuvre pour récupérer leur bien. Pourtant, nous étions restées coincé dans ce dépôt sombre de cette zone industrielle déserte alors que la nuit était déjà tombée depuis longtemps à l’extérieur, tournant autour de l’immense camion et de son précieux chargement sans savoir quoi faire.

Tempête s’était assise, se balançant distraitement sur une vielle caisse en bois vermoulu qui menaçait de se rompre à tout moment et s’ennuyait au plus haut point. Elle avait déjà proposé de passer en mode glissage jusqu’au parking et de décoller de là. Sentiment s’était horrifiée à cette idée : « Tu as vu la taille des immeubles autour !? » lui avait-elle dit.

« Si on passe en MHD au démarrage, on peut décoller presque verticalement. J’ai déjà essayé.

- Tu veux enclencher la propulsion magnéto-hydro-dynamique au décollage ! Tu imagines le bruit qui résulterait d’une telle manœuvre.

- Juste un petit Bang et puis plus rien, personne n’aurait le temps de s’en rendre compte. »

Sentiment l’avait regardée désespérée et Tempête avait avoué que se serait un gros bang. Ensuite, elle avait insinué que le camion ne devait pas être difficile à conduire et qu’il suffirait de l’emmener à l’écart.

Sentiment avait répliqué que personne ne se lancerait dans la conduite d’une telle machine au milieu de la circulation sans connaître la moindre règle de sécurité et j’avais été d’accord. Le code de la route ne s’improvisait pas. Surtout avec un engin de cette taille.

Tempête était sortie exaspérée et on s’était à nouveau attelées à chercher un moyen d’emmener cette navette en dehors de la ville sans trouver la moindre solution.

- On ne manipule pas ainsi les gens à sa convenance » dit encore Sentiment ramenant mes pensées sous le ciel gris des Maÿcentres.

- Tu dis ça parce que John n’était pas à ton goût. J’ai bien vu la façon dont tu l’as regardé fusant le mépris par tous les pores. Tu aurais sans doute préféré quelqu’un de plus avenant. Excuse-moi, je n’ai pas eu le temps de choisir. Il faisait nuit et l’endroit était peu fréquenté. Si on avait su, on aurait gardé le chauffeur de taxi qui nous a conduit jusqu’au hangar. Il était à croquer. »

Sentiment ne répondit pas. Après avoir traversé une large esplanade déserte, nous étions arrivée devant l’entrée principale du complexe du conseil. Le bâtiment, quoique impressionnant, ne manquait pas de charme, ce dont je fus agréablement surprise car j’avais toujours entendu parler du manque de goût des Maÿcentres pour tout en général et pour l’architecture en particulier. Deux ombres gigantesques derrière de longs manteaux noirs s’écartèrent pour nous laisser entrer. Je me fis la réflexion que les gardes devaient étouffer là-dessous et compris mieux les récriminations de Tempête sur les manies vestimentaires du coin puis je suivis mes compagnes dans un dédale de pièces et de bureaux pour la plupart désert ou presque.

« Tu aurais dû me dire ce que tu envisageais de faire » se plaignit encore Sentiment.

« Je n’envisageai rien du tout » répondit Tempête « J’ai vu une opportunité, je l’ai saisie, voilà tout. »

Pouvait-on appeler ça une opportunité ? me demandai-je. Vu la situation, j’aurais tendance à répondre oui mais je n’avais pas envie d’envenimer la discussion aussi je m’abstins de tout commentaire. Cependant, il fallait avouer que, quand Tempête était revenue dans le hangar un quart d’heure plus tard, nous avions déjà envisagées toutes les autres possibilités sans succès.

Elle était revenue radieuse au bras d’un homme en jean et marcel, à l’air hagard, à qui elle demandait d’une voix mutine si le reste de son corps avait autant de tatouages que ses bras.

« C’est quoi ça ? » avait demandé Sentiment.

« Ne peux-tu être gentille » avait soupiré Tempête « tu pourrais plutôt demander : comment s’appelle ton charmant compagnon. Et je te répondrais : il s’appelle John. On a fait connaissance près du feu de signalisation de la route qui traverse la zone industrielle. On a discuté et, comme par le plus grand des hasards, John conduit des camions. Je lui ai expliqué succinctement notre petit soucis et il s’est proposé spontanément, ou presque, de conduire notre engin où on le désirait. N’est ce pas John » avait-elle ajouté en le regardant, papillonnant des cils.

« Ce serait un plaisir » avait-il répondu totalement hypnotisé.

« Tu es un véritable amour. Je ne sais pas comment nous aurions fait sans toi » avait-elle dit accompagnant le John à la place du conducteur avant de prendre le siège à ses côtés, tandis qu’on grimpait sur l’étroite banquette derrière.

En y repensant, Sentiment n’avait pas fait de remarque à ce moment. Au fond, elle devait bien ce rendre compte que l’idée de Tempête n’était pas mauvaise.

Nous avions traversées toute la baie de San Francisco qu’elle parlait toujours à son nouveau compagnon : « de nos jours, c’est si rare de trouver quelqu’un en qui on puisse avoir confiance. Les gens ne sont plus prêts à rendre service et voilà, on se retrouve perdues au milieu d’une ville inconnue sans savoir quoi faire… »

Tempête était capable de disserter ainsi pendant des heures.

« Où l’as-tu trouvé ? » l’avait coupé Sentiment

Tempête s’était retournée pour nous faire un de ses immenses sourires. « A un feu rouge je t’ai dis.

- Tu ne me feras pas croire que vous vous êtes croisé par hasard.

- Bien sur que non, il était dans son camion, arrêté au feu rouge.

- Et maintenant, son camion est où ?

- Toujours au feu rouge. Quoiqu’il a dû passer au vert depuis. Enfin, ce n’est pas sur. Je craignais qu’il gêne et, comme on était assez pressé, je lui ai dit de laisser les clés sur le siège. Ainsi, ce serait plus facile de le déplacer et…

- Attention » avais-je hurlé tandis que le camion faisait un écart sortant presque de la route. Le conducteur s’était repris et avait tourné violemment pour se remettre en place, affolé, et la remorque avait tanguée dangereusement.

« Qu’est-ce que je fais là » s’était-il exclamé « qui êtes-vous ? »

« On se calme » avait dit Tempête, « regarde-moi. C’est moi, » insista-t-elle « Véronique » précisa-t-elle « tu as gentiment proposé de nous conduire en dehors de la ville. Tu as dit que tu nous amènerais au bord du Lac Taohé, que c’était une région magnifique et déserte et qu’on pourrait regarder les étoiles » lui dit-elle doucement comme on parlerait à un bébé « tu te souviens ? Tu as toujours envie de nous aider n’est-ce pas ?

« Ha ces hommes » reprit-elle se tournant à nouveau vers nous tandis que le camion reprenait sa route dans la nuit, « ils sont pleins de muscles et jouent les gros durs mais en fait, ils s’affolent pour un rien.

- Arrête ta comédie et concentre-toi pour le garder sous ton contrôle. Tes distractions ont failli nous envoyer dans le fossé.

- C’est toi qui me poses des questions sans cesse !

- Tais-toi et occupe-toi de ton John. »

Je pense que c’est ce détail qui a vraiment effrayé Sentiment. Elle avait dû imaginer ce qu’il serait advenu si le conducteur n’avait pu maîtriser le camion. Le coup de volant subit avait failli déstabiliser le véhicule. Un peu plus et la remorque aurait pu se renverser. C’est vrai que là, la situation aurait été catastrophique. D’abord, nous aurions pu être blessées voire pire mais même, dans le meilleur des cas, l’accident aurait attiré du monde et le chargement de la remorque n’était pas à mettre aux yeux de n’importe qui.

Enfin, nous nous étions retrouvées un peu avant l’aube au bord d’un lac désert. Tempête avait remercié John et lui avait offert le semi-remorque qui ne lui appartenait pas en remerciement de ses services. Elle lui avait précisé que ce n’était pas utile qu’il se souvienne de nous et nous étions parties laissant ce pauvre homme en pleine confusion, perdu à trois cent kilomètres de son lieu de départ sans aucune possibilité de comprendre quoi que ce soit. Il n’y avait pas là de quoi faire un drame.

« Pluie, tu viens ? »

Je secouai la tête encore perdue dans mes réflexions. Je m’étais arrêtée dans un hall immense dont le centre était agrémenté d’un grand bassin d’où s’élevaient trois jets d’eau. Le toit était vitré et, quelques rayons de soleil orangés ayant réussi à se frayer un passage dans la couverture nuageuse se reflétaient dans l’eau. Des mystérieux jeux de prismes accentuaient la réfraction de la lumière diffusant des rayons multicolores dans toute la salle. L’effet était saisissant. Tout était si calme ici.

Je m’en étonnais soudain et en fis la réflexion à voix haute. Un complexe de cette importance devrait regorger de monde.

Tempête m’expliqua, qu’en effet, en général, il y avait beaucoup plus de monde mais que la soirée était beaucoup trop avancée.

Je fis remarquer que pourtant, il faisait grand jour.

« Pour l’instant, le soleil ne se couche que pendant environ trois ou quatre heures » me dit Sentiment « mais tu verras, dans à peine trois mois, tu désespéreras de le voir se lever »

Tout en l’écoutant, je les suivis sur une plate-forme qui nous conduisit silencieusement aux étages supérieurs. J’eus l’impression de me retrouver à l’extérieur quand elle nous déposa dans une sorte de jardin mais, en levant la tête, je discernai au dessus de nous un dôme presque transparent. Le sol était en bois et une multitude de plantes de toutes sorte transformait la salle en serre gigantesque.

Un bureau perdu au milieu des fleurs m’ôta cette idée.

« Je pense que nous sommes attendues » dit Sentiment à la femme assise dans un sofa devant la table. Elle nous regarda un instant, nous toisant comme du bétail avarié puis détourna les yeux, écœurée, et se dirigea vers une nouvelle salle. On la suivit tandis qu’elle entrebâillait une porte. « Les Adarii sont arrivés président ».

J’entendis une voix chaude et grave lui répondre d’un ton qui pressentait un certain énervement. « Je sais oui, fais-les entrer Dya ».

La femme revint vers nous. Elle devait avoir une soixantaine d’année. Elle n’était pas particulièrement jolie et avait une voix de crécelle désagréable accentuée par la langue traînante des Maÿcentres. Elle se décida enfin à nous saluer avec une déférence plus que forcée. « Adarii de Plume » finit-elle par dire, « Syhy Dhaÿs Eysky, Président des Maÿcentres et de Vengeance vous prie d’entrer. »

On passa devant elle pendant qu’elle s’écartait beaucoup trop rapidement laissant traîner un parfum de dégoût. Tempête lui fit un clin d’œil et Sentiment me poussa presque dans le bureau avant que j’exprime à voix haute les sentiments que cette mégère m’inspirait.

Le président Eysky était assis de façon décontractée sur un canapé d’allure confortable d’une matière que je n’identifiais pas, une table en bois brut disposée devant lui. Mobilier simple et sans apprêt, très décevant pour quelqu’un de son importance. Je lui donnais à peine plus de quarante ans, mais il devait être plus âgé puisqu’il était étudiant quand mon père était sur les Maycentres. Ses cheveux étaient grisonnants, presque entièrement dissimulé par une longue étole pourpre et il émanait de lui un charisme certain. Pourtant, je n’avais d’yeux que pour la personne debout à ses cotés. Le visage grave, d’une taille légèrement supérieure à la moyenne et d’une silhouette élancée, je reconnus instantanément mon frère que je n’avais pas vu depuis presque cinq ans. A à peine vingt deux ans il paraissait tout aussi autoritaire que le président, plus même. Ses cheveux châtain étaient coupés courts et il portait à son front un fin ruban bordeaux et argent représentant un membre des terres de Taegaïan. Le président paraissait blafard à coté de sa peau brune.

Je n’osais lui adresser la parole me doutant bien que ce n’était pas le moment et jetai discrètement un regard à mes compagnes. Elles n’avaient pas l’air étonnées, elles devaient sans doute savoir qu’il était là. Le président Eysky attendit un peu plus que la convenance ne le permettait avant de se décider à parler : « Nous allons tenter de régler les problèmes un par un » finit-il par dire.

« D’abord, vous allez me dire ce que vous êtes parties faire sur Terre. Ne savez-vous pas que vous avez besoin d’une autorisation des dirigeants d’Archuleta et de moi-même pour vous déplacer sur leur territoire ?

- On sait » répondit Tempête à toute vitesse. « Nous n'avions peut-être pas à nous trouver là, mais les Maÿcentres non plus. Or, il y a un groupe de recherche en je ne sais quoi qui s’est implanté dans la province-continent Amérique, c’est tout à fait inadmissible. »

Ca y est, elle était repartie dans un discours sans fin. Mais, pour une fois, elle ne ressemblait plus du tout à une pauvre jeune fille délaissée par un hypothétique amour, ni à une poupée idiote ou une riche héritière. Elle avait depuis longtemps retrouvé toute contenance et du haut de ses dix-neuf ans, n’hésitait pas à faire face à l’homme le plus important de la confédération des Vengeance-Maÿcentres. Tour à tour outragée et offusquée, elle exprimait son point de vue, d’où ne fusait pas le moindre remord.

«… En plus, ils ont des armes prohibés et…

- Je sais tous ça », coupa le président « Glace m’a déjà fait part de votre incursion là-bas. Je m’occuperai d’eux moi-même. Votre travail consiste à m'avertir de ce genre de chose et sûrement pas à faire justice vous-même. Surtout vu votre sens de la justice.

- Ils nous ont tiré dessus, voilà ce qui compte. Des hommes des Maÿcentres ont tirés sur des Adarii de Plume. » Reprit Tempête au comble de l’exaspération.

« Taisez-vous, je ne veux pas le savoir. De même que je ne veux pas savoir par quels moyens vous vous en êtes sorties.

Sachez que beaucoup ici voudraient aussi vous considérer comme armes illégales.

- Merci, on n’est pas des objets.

- Une bonne partie du peuple de la confédération ne vous considère pas comme des êtres humains non plus.

- Ca ne me vexe pas beaucoup » Chuchota Sentiment suffisamment fort pour être malgré tout entendue.

« Il suffit Adarii. Ce genre de comportement aberrant ne m’étonne pas du tout de la part de l’Adarii Maniya qui n’a jamais rien fait de productif ici. Mais vous, vous ne m’avez pas habitué à ce genre de comportement » dit-il à Sentiment « L’ambassadeur de Plume impliqué dans un petit périple délictueux sur Terre. Voila qui fait bel effet. Comme si je n’avais pas suffisamment de problèmes. Il y a des plaintes constantes qui me parviennent contre vous. Même si je me doute que la plupart n’ont aucun fondement, je ne veux plus la moindre histoire. Il serait temps que vous vous rendiez compte que je suis sans doute votre seul soutien sur ce monde. Vous avez des capacités exceptionnelles et vous les négligez à tremper dans de vulgaires complots. Ca va finir par vous attirer de graves ennuis. Alors, à partir de maintenant, vous restez dans les endroits autorisés et vous évitez de traîner partout où quelqu’un pourrait trouver à redire.

- Mais…

- Tempête Tais-toi ». C’était Glace qui avait parlé. Il n’avait pas haussé la voix pourtant, son ton était sans appel.

« Encore une chose » continua le président, « vous avez tendance à oublier qu’il est de coutume pour les Adarii sur les Maÿcentres d’être voilé. Si mon peuple craint vos jolis yeux, cachez-les. Et le reste aussi » ajouta-t-il pointant le haut en résille noire et la minijupe de cuir de Tempête.

- Ha ça non », s’exclama Tempête, « il ne faudrait tout de même pas exagérer je…

- Tempête tais-toi, j’ai dit.

Tempête fusilla Glace du regard « Bien Adarii Glace » finit-elle par dire, mais je sentais qu’elle continuait une conversation mentale avec beaucoup moins de déférence.

Le président le devina aussi car et reprit la parole : « Veuillez vous adressez à moi Adarii Tempête Maniya » lui répliqua-t-il tranchant « et dans un langage que tout le monde puisse entendre ».

Elle hésita un instant. « Ce sera fait comme vous le désirez » finit-elle par dire sans lâcher Glace des yeux.

« Vous rendez-vous compte que vous êtes quatre sur cette planètes et qu’il y a des jours où le conseil ne parle que de vous. Et uniquement pour se plaindre. Non, je rectifie, pas quatre mais cinq.

Bien, Qui est-ce ? » Dit-il en me désignant.

« C’est ma sœur » répondit Glace

Le président soupira. « Et d'où vient-elle ? » Il s’adressait maintenant à Glace.

« On me l'a envoyé de Plume mais elle a continué directement vers la Terre sous les injonctions de Tempête » Mentit-il

Tempête regarda Glace outrée, ouvrit la bouche et la referma très contrariée.

« C’est moi qui en aie la responsabilité. » continua Glace.

« Pourquoi ici ? Pourquoi ne peut-elle pas rester sur Plume ? »

- Parce que notre grand-père est trop âgé pour s’en occuper et que notre sœur Prestance est déjà Maître de Taegaïan.

- Je ne connais pas particulièrement vos coutumes mais pourquoi ne pas la mettre dans une autre famille ?

- C’est impossible.

- D’accord, vous m’expliquerez pourquoi une autre fois. En attendant, j’espère que vous n’imaginez pas l’emmener sur Terre avec vous ? »

Glace se mordit un instant le bout des lèvres avant de reprendre : « Non, elle restera avec l’Adarii Orage en mon absence ».

Dans ce cas, vous feriez mieux de commencer à la surveiller dès maintenant et évitez qu’elle fréquente trop ces deux-là » dit-il en désignant Tempête et Sentiment.

Je m’étonnais qu’il accepte si facilement et me demandais qui l’avait aidé à avoir de si bons sentiments. Tempête fulminait en silence, Glace ne laissait rien transparaître, de Sentiment, on aurait pu percevoir l’ébauche d’un sourire, mais il s’agissait plus vraisemblablement d’un effet de mon imagination.

Eysky se retourna vers moi et parut réfléchir quelques instant.

« Vous êtes la fille d’Espoir ? »

Je fis oui de la tête.

« Alors dites-vous bien que c’est uniquement par égard pour lui que je tolérerai votre présence ici. Je peux connaître votre nom ? » Ajouta-t-il inquiet

« Je m’appelle Pluie » répondis-je fièrement dans la langue des Maÿcentres. J’étais, heureuse de pouvoir enfin utiliser, le nom que mon père m’avait donné.

Je sentis le soulagement du président.

« Ca ne m’a pas l’air trop terrible. Mais, il n’empêche, si vous me posez le moindre souci, vous serez soumise au même traitement que les autres et renvoyée sur Plume.

Vous pouvez disposer » finit-il par dire à la limite de l’exaspération. Glace, veuillez les raccompagner à la porte. »

Nous nous dirigions déjà vers la sortie quand le président nous rappela. « Encore une chose, vous êtes des chercheurs hors pair toutes les deux » dit-il à Tempête et Sentiment « mais je veux avoir les résultats de vos recherches. Tous les résultats » précisa-t-il.

Tempête ouvrit la bouche mais c’est Sentiment qui parla. « Bien Président Eysky » Cela dit, elle tira Tempête, l’entraînant vers la sortie.

Glace nous rejoignit ensuite.

« Je ne m’attiferais pas comme les rombières de Vengeance » lui dit Tempête

« Pour l’instant, tu n’insistes pas. Tu raccompagnes Pluie chez nous et à mon retour tu m’expliqueras en détail pourquoi tu es partie sur Terre et pourquoi tu m’as tenu à l’écart tout ce temps. Si j’avais demandé à Sentiment d’aller chercher Pluie et pas à toi c’est que j’avais une raison. Tu nous mets dans une situation infernale Tempête.

Quant à toi petite Pluie, je te verrai demain, je pense que je n’en ai pas encore fini pour ce soir à régler vos histoires et je ne parle pas des retombées potentielles suivant ce que raconteront ceux à qui vous avez pris la navette. »

On fut extrêmement soulagées une fois dehors. La nuit était tombée et l’humidité rehaussait le parfum des fleurs. Nous marchâmes doucement pour traverser la grande esplanade entre le complexe du conseil et la colline des habitations. Personne n’avait osé dire un mot depuis la fin de l’entretien. Il nous fallait du temps pour digérer. Ce fut Tempête qui brisa le silence. « Sentiment » dit-elle, « As-tu expliqué à Glace les détails de notre évasion de la Terre ?

- Non, et c’est toi qui auras cet honneur dès son retour

- Il va être furieux

- Oui

- Je n’aime pas quand il est en colère. Il me fait peur

- Tu vas me faire pleurer

Nous continuâmes à marcher encore quelques temps nos pas résonnant sur le parvis désert. Il s’était mis à tomber une légère bruine, pas suffisante pour nous faire presser le pas.

« Sentiment ? » reprit Tempête « tu crois qu’on a exagéré ?

- Oui.

***

La villa était un bel édifice de pierre de grande dimension au vue des habitations de la Terre, mais bien plus petite que celle de Plume. Elle était perdue au milieu d’une végétation luxuriante entrecoupée de divers bassins et fontaines tant appréciés dans les cités du désert rose. Ces constructions paraissaient d’autant plus imposantes qu’en général, leur centre était ouvert sur un patio. J’éprouvais une sorte de nostalgie rassurante à retrouver ici une illusion de mon enfance dans ses murs en pierres claires sculptées alternant avec une structure complexe en bois blanc d’eucalyptus. Les grandes ouvertures étaient cependant agrémentées de ses sortes de vitres tellement fines et transparentes qu’il me fallut les toucher pour m’assurer de leurs existences. Une autre résidence plus petite se détachait dans la pénombre un peu plus loin. Il devait s’agir de la maison des domestiques. Le peu de lumière se dégageant de l’endroit ne me permit pas d’en voir d’avantage aussi, je suivis mes deux compagnes à l’intérieur.

Un repas nous attendait que nous mangeâmes en silence mais avec appétit d’autant que nous n'avions quasiment rien avalé de vraiment consistant au cours des trois derniers jours. « Il n’y a personne d’autre que nous ici ? » Remarquai-je enfin.

Sentiment secoua la tête. « Mes parents sont décédés dans la même pseudo accident qui t’a pris ton père. Moi-même, je suis repartie sur Plume peu après et je ne suis revenue ici que l’année dernière et les Maÿcentres ne sont pas une destination très prisée et les visites sont rares. Sinon, il y a ton cousin Orage mais, s’il était là ce soir, nous le saurions.

- Il est parti sur Plume » reprit Tempête en avalant un autre pain à la viande. « N’empêche que, lui au moins, il ne fait pas toute une histoire de notre escapade.

- Je n’en doute pas, malheureusement » Sentiment avait baissé la voix en disant cela. Suffisamment en tout cas pour que Tempête, à moitié couchée sur le tapis à l’autre bout de la table basse, ne l’entende pas.

« Mais pour l’instant » ajouta cette dernière en se levant, étirant ses longs doigts fuselés faisant tinter quelques bracelets d’or « je vais me coucher. Non » rectifia-t-elle presque instantanément avec dégoût « je vais me laver et ensuite, j’irai me coucher. Je n’en reviens pas que Glace ne nous ait même pas laissé nous rafraîchir. Comment peut-on rester discrètes tout en traversant la moitié du complexe du conseil dans cet état ?

- Calme-toi Tempête et n’oublie pas que Glace veut te voir à son retour.

- Hé bien, il me réveillera, je ne vais pas passer la nuit à l’attendre » ajouta-t-elle en baillant.

« Tu n’as pas l’air d’apprécier beaucoup Orage » dis-je à Sentiment une fois que Tempête eut quitté la pièce.

Sentiment finit de boire un bol de soupe et le reposa sur la table. « Il est dangereux ». Elle se leva et me fit signe de la suivre.

La bâtisse était divisée en plusieurs appartements. Tempête s’était installée dans ceux de Maniya, Sentiment avait établi ses quartiers avec elle n’ayant aucune envie de s’isoler dans les grands appartements du territoire d’Azlan se trouvant en principe de l’autre coté de la villa.

Quant à moi, elle me conduisit dans un petit salon attenant au sien. Un bon feu ronflait dans la cheminée plus pour se protéger de l’humidité que du froid. Une table basse en bois blanc occupait le centre de la pièce et de nombreux coussins clairs dans ce coton issus de ses plantes duveteuses du désert rose de Plume étaient disposés à divers endroits de la pièce. Une large baie vitrée dominait l’esplanade que nous venions de traverser. Je scrutai la pénombre et cherchai à distinguer l’autre coté, mais je ne réussis qu’à apercevoir quelques lumières diffusent.

Sentiment me sortit de ma contemplation. « A gauche c’est la chambre de Glace. « De l’autre coté » ajouta-t-elle en désignant une porte près de la cheminée, « c’est celle qu’occupe Orage et je suppose qu’on a dû préparer celle-là pour toi. Les thermes sont en sous-sol en prenant l’escalier par-là » précisa-t-elle en désignant un couloir de l’autre coté de la cheminée « Je te verrais demain et bienvenue chez toi. »

J’ignorais si c’était ironique ou si elle le pensait sincèrement. Sentiment avait été nettement moins désagréable avec moi ces derniers jours mais j’avais quelques difficultés à cerner ce qu’elle pensait de moi. Elle gardait toujours ses émotions avec une parfaite maîtrise.

Le mobilier de la chambre était des plus épurés : un matelas incrustés dans le plancher donnait l’impression que le lit se trouvait quasiment à même le sol, des cloisons en cuir blanc si fin qu’il paraissait presque translucide, séparaient la chambre d’un dressing. Pour la première fois, je me sentis vraiment chez moi tout en pensant que Tempête avait raison, c’était vraiment d’infimes détails qui différenciaient la Terre des autres mondes. J’attrapai une longue tunique et descendis l’escalier que Sentiment m’avait désigné. Je croisai Tempête qui remontait. Ses cheveux encore humides étaient relevés en chignon d’où sortait une multitude de petites boucles ambre. Elle m’adressa un sourire et continua son chemin. J’arrivai devant un vaste bassin sans doute alimenté par une source souterraine. Je pris un peu d’eau et me lavai rapidement avant de plonger dans la piscine. L’eau était fraîche et je ressortis rapidement avant d’attraper une serviette épaisse. J’enfilai la tunique, appréciant le doux contact de la soie qui me réchauffa légèrement. Je me sentais nettement mieux mais totalement épuisée. Je crus entendre dans mon sommeil quelques éclats de voix lointains et une porte qui claque et ne me réveillais qu’au matin, désorientée. Je fus obligée de faire un effort pour me rappeler où je me trouvais. J’avais l’impression de sortir d’un mauvais rêve. Un mauvais rêve qui avait duré presque cinq ans. Je me prélassai quelques temps dans des draps bien plus doux que les plus fines soies de la Terre. J’étais encore épuisée mais il paraissait être assez tard aussi, je me forçai à me lever. J’enfilai la tunique de la veille et quittai ma chambre. Le salon était désert mais une corbeille de fruit avait été posée sur la table. J’en pris un au hasard et m’approchai de la porte de communication donnant sur le salon de Maniya hésitant à entrer. « Entre Pluie » me dit une voix venant de l’autre coté.

Tempête était assise sur un coussin près de sa cheminée, ses jambes revenues devant elle. Elle avait l’air morose.

« Je suis un peu perdue » dis-je en passant la main dans mes cheveux pour les démêler « j’ai du mal à repérer l’heure qu’il est. »

« C’est le matin » dit-elle en haussant les épaules, tu as bien dormi mais pas excessivement. Les journées sont plus longues ici que sur Terre ou sur Plume. C’est un peu fatigant quand on n’a pas l’habitude. Mais du coup, les temps de repos sont plus longs aussi. » J’observai un moment le décor dans lequel je me trouvais. La pièce ressemblait à celle que j’avais quittée mais bien plus chargée et colorées. Des bibelots de tous styles remplissaient quelques étagères. Quelques robes que Tempête avait ramenées de la Terre traînaient un peu partout. Des orchidées sous forme de liane semblaient grimper sur plusieurs colonnes le long du mur. L’odeur douce et sucrée de la vanille était enivrante. Les fleurs pensai-je avant de me rappeler que les orchidées dont étaient issues la vanille n’avaient pas d’odeur. Tout en m’approchant d’avantage, je repérai le brûle parfum d’où émanait les fragrances qui semblaient toujours envelopper Tempête.

« Tu as l’air bien morose ce matin » finis-je par dire. « Tu as vu Glace ?

- J’ai eu ce plaisir hier soir » répondit-elle moqueuse sans donner de détails. La porte donnant sur l’entrée s’ouvrit et une jeune femme à peine plus âgée que moi apparut à la porte. « Je peux entrer Adarii Tempête ?

- Bien sur Plumeau. Je ne t’ai pas vu hier soir.

- Il fallait revenir plus tôt » dit-elle en souriant.

« J’aurais bien voulu crois-moi, mais là n’est pas la question, tu aurais dû nous attendre. Je te présente Pluie » dit-elle en me désignant du doigt.

« Très honorés » répliqua-t-elle en me saluant. « Je viens débarrasser, vous avez besoin d’autres choses ?

- Oui, j’aimerais bien que tu prennes ma place quelques temps. »

Plumeau rit ouvertement « ce serait un grand honneur et je suis tout à fait ravie de ne pouvoir accéder à cette requête Adarii » dit-elle en ressortant les bras chargés de fruits.

« J’imagine » marmonna Tempête pour elle-même.

Je cherchais quelques mots pour la réconforter mais elle me prit de vitesse.

« Glace t’attends dans le salon Taegaïan.

- J’en viens, il n’est pas encore arrivé.

- Maintenant, il y est et si tu n’y vas pas de suite ça va encore me retomber dessus. »

Glace était arrivé comme me l’avait dit Tempête. Il était installé sur une banquette basse devant la baie, les yeux tournés vers l’esplanade. Ne sachant que dire ni quelle tournure prendrait la discussion, je préférai attendre qu’il s’adresse à moi mais, le silence s’éternisant, je finis par dire : « Tempête n’a pas l’air contente. » tout en sachant que ce n’était sans doute pas utile de remettre ce genre de détail à l’ordre du jour.

« Tempête n’a que ce qu’elle mérite. Elle ne fait attention à rien. Les gardes des Maÿcentres les ont suivies dès leur départ vers la Terre, et uniquement à cause de sa négligence. Elle est la meilleure dans l’art de se faire remarquer et c’est loin d’être la première fois. Et je ne parle pas de la bouleversante prestation précédant votre départ qui risque de nous discréditer aux yeux de toute la planète.

Elle m’en a fait part, oui » précisa-t-il avant même que je ne pose la question.

Je souris sans faire exprès. C’est vrai qu’elle était excentrique, mais elle était gentille pensais-je.

- Ca dépend la définition que tu as de la gentillesse. Méfie-toi, de ses airs innocents. Avez-vous seulement réfléchi à ce qu’il adviendrait des hommes que vous avez fait arrêter ? Pris par la police, avec des armes et sans papier. Penses-tu qu’ils s’en tireront aussi bien que vous ? »

Il parlait d’un ton froid, ne disant jamais un mot plus haut que l’autre, mais son discours n’en paraissait pas moins bien plus dur que les éclats de Tempête ou les sarcasmes de Sentiment pourtant, je ne l’écoutais plus. Sa réponse à ma pensée informulée m’avait troublée. « Tu lis mes pensées ? » dis-je ne sachant si je devais être fâchée ou juste étonnée.

« Evidemment, je suis tout de même ton frère, et si ça te gène, tu n’as qu’à les garder pour toi. Comprends-tu que je suis chargé par la Terre de veiller à ce que personne ne rentre dans leur. Si, à Archuleta, ils découvrent la déplorable mise en scène dans laquelle vous vous êtes empêtrées là-bas, je n’ose pas imaginer les répercutions.

- Mais moi, je suis ta sœur, et je n’arrive pas à te contacter. »

Glace s’arrêta et me regarda outré « Ca te ferait du mal de te préoccuper de ce que je raconte ?

Il va falloir retrouver ses hommes. Il est possible qu’ils soient encore entre les mains de la justice. Il faudra les sortir de là discrètement et surtout, les faire taire. Je suppose que c’est moi qui devrait encore m’évertuer à dissimuler les facéties de Tempête »

Je tentai encore d’envoyer un message mental à mon frère.

« Tais-toi » dit-il, toujours sans élever la voix. « Je t’entends très bien, puisqu’il n’y a que ça qui t’inquiète. Et, si tu ne m’entends pas en retour, c’est uniquement parce que tu ne m’écoutes pas. Comme tu n’écoutes pas non plus ce que je suis en train de te dire au sujet de la Terre. Tu es tellement obnubilée par tes tracasseries dérisoires que tu te cloisonnes. Si tu avais été moins obnubilée par ta petite personne et plus intéressé par moi, tu m’aurais entendu.»

Ce n’était pas particulièrement agréable de retrouver son frère après cinq ans pour se faire blâmer ainsi.

D’un autre coté, j’imaginais bien que c’était de ma faute. C’était pour venir me chercher que tout était arrivé.

Glace se calma et me prit la main. Par ce contact, je me sentis plus proche de lui que je ne l’avais jamais été. Non, il ne m’en voulait pas. Il était même heureux que je sois là malgré tous les ennuis qui risquaient d’en découler. Lui au moins, il m’aimait et il savait me le montrer bien mieux que ma mère ne le ferait jamais. Je me serrais contre lui avide de ce contact.

« Tu n’imagines pas comme tu m’as fait mal en me laissant là-bas, toute seule. Tu aurais au moins pu me faire passer des nouvelles, je ne sais pas, n’importe quoi. En plus, quand ma mère m’a forcé à déménager, j’ai imaginé que tu ne me retrouverais plus, et j’étais toute seule ». Le ressentiment que j’avais accumulé au cours de ses dernières années remonta en moi instantanément. « Pourquoi m’as-tu abandonnée ? » Les larmes me montaient aux yeux. Je ne savais pas si c’était le chagrin ou la colère qui me faisait parler ainsi. »

Il me lâcha mais je le sentais toujours proche de moi. « Je n’avais pas le choix petite Pluie » reprit-il calmement, « c’était la seule chose à faire, mais je suis persuadé que Sentiment te l’as déjà expliqué. »

Oui, elle m’avait dit que c’était à ma mère de me garder et que personne n’avait le temps ni l’envie de s’occuper d’un sale petit hybride. Voilà ce que j’avais compris. Mais, pour une fois, je gardais ça pour moi.

« Je sais ce que tu as ressenti, tu m’en as suffisamment fait part. C’est pour ça que je t’ai fait amener ici même si je ne suis pas convaincu que ce soit la meilleure chose à faire pour toi. »

Il s’arrêta et regarda ma mine boudeuse. Il m’avait souvent vu ainsi étant enfant et ne put que sourire. Du doigt, il me releva la tête pour déposer un chaste baiser sur mes lèvres et s’éloigna avant de reprendre son air sévère : « Maintenant, si tu veux bien, nous allons mettre au point quelques détails. A partir d’aujourd’hui, tu es sous ma responsabilité. Sentiment m’a fait part de ton attitude rebelle et invivable avec ta mère, il est hors de question que tu fasses de même ici. Si tu veux rester, tu obéis. Peut-être qu’on tolère de tels comportements chez les jeunes filles en France ou en Angleterre, mais tu as quinze ans et pour Plume, c’est inacceptable et je ne parle pas d’ici où se serait catastrophique.

Jusque là, ça va ? »

Je hochai la tête. C’était à ma mère que j’en voulais. Pour le reste, je devais pouvoir me plier à quelques règles sans trop de difficultés.

Il continua jusque là satisfait. « Tu as dû apprendre pas mal de choses sur Terre qui nous seront utiles, mais ce n’est pas suffisant. Il n’y a pas de précepteur pour toi et il est bien sur hors de propos que tu suives l’enseignement des jeunes des Maÿcentres. D’ailleurs, moins tu les côtoieras mieux ça vaudra. Tu as de nombreux livres dans la bibliothèque en bas alors, tu commenceras par étudier la culture des Maÿcentres et tu ne sortiras pas de l’enceinte de la villa avant d’être tout à fait au point sur la manière de te comporter. Et tant que tu y es, tu étudieras leur histoire aussi. Si tu as des difficultés, tu vois ça avec Sentiment. Elle a étudié l’anthropologie entre autre. Elle t’aidera à comprendre ce qui te posera problème.

- Il y a une bibliothèque dans une villa Adarii ? » Glace me jeta un œil noir, il aurait sans doute préféré que je m’intéresse d’avantage à l’idée d’étudier.

« Oui, il y a une bibliothèque » finit-il par dire. « Et je pense que si, sur Plume, on avait moins fait confiance en la culture orale et qu’on avait mis plus de chose par écrit, nous ne nous en porterions pas plus mal. Bien au contraire.

Qu’est ce que tu connais comme langues ?

- Celle de Plume et le dialecte de Taegaïan, et puis j’ai appris cette langue artificielle des Maÿcentres. En tout cas, suffisamment pour comprendre les reproches du président Eysky. Ensuite, j’ai étudié le français, l’anglais et un peu d’espagnol.

- C’est déjà pas mal » reprit Glace rassuré « utilise de préférence la langue des Maÿcentres. D’abord, c’est la moindre des courtoisies d’utiliser la langue de l’endroit dans lequel on se trouve et ensuite, ça t’aidera à te la remettre en mémoire. Tu peux aussi la lire ?

- A peine, j’ai appris leur alphabet quand j’étais petite.

- Dans ce cas, tu le réviseras aussi. Au moins, tu n’auras pas le temps de t’ennuyer ».

Je commençais à comprendre ce que Tempête voulait dire quand elle parlait des libertés que je n’aurais plus sur les Maÿcentres. Visiblement, nous bénéficions ici d’un statut sans doute élevé, au même titre voire plus que les hauts dignitaires de Vengeance ou des Maÿcentres mais nous n’avions pas droit aux mêmes privilèges.

« Autre chose, Tempête m’a dit qu’elle t’avais appris “l’art subtil de la manipulation” selon ses mots ».

Il n’en dit pas plus mais je cernais tout à fait la suite de sa pensée, il n’était pas content du tout.

Je tentai de minimiser : « un tout petit peu

- Entendons-nous bien, si tu n’étais pas télépathe, je t’aurais laissé sur Terre. Je préfère avoir toutes les Maÿcentres sur le dos plutôt que le conseil Adarii. Mais, ce genre de chose ici, tu évites et pareil pour la télékinésie, tu évites aussi.

Pendant une fraction de seconde je caressai l’espoir d’être arrivée au bout des critiques, mais il reprit : « encore une chose, j’ai dit au président que tu étais sous ma responsabilité et en mon absence sous celle d’Orage. C’est totalement faux, même en mon absence, c’est à moi que tu devras obéir, pas à Orage, jamais »

Je compris en cet instant que Tempête n’était pas la seule à poser des soucis à mon frère. Même si nous étions cousins, il n’existait pas de liens familiaux entre Orage et glace ou moi-même. Nous appartenions tous les trois à des familles Adarii des terres de Taegaïan ce qui était une parenté suffisante en soi même si aucun lien de sang nous unissait à Orage. La dernière fois que je l’avais vu, je ne devais pas avoir plus de neuf ans, et il devait donc avoir treize ans. J’avais le souvenir d’un jeune garçon vif et pétillant, tout le contraire de Glace qui avait toujours été calme et posé même si l’amitié liant les deux garçons semblait à toute épreuve..