samedi 24 novembre 2007

Partie 1 : Chapitre 10

10
"Si le sourd n’a pas entendu le tonnerre, il verra bien la pluie."
Proverbe malinké

« Et en plus, je ne verrais rien de l’arrivée sur Terre » hurlai-je à Luico qui ne se donna même pas la peine de tourner la tête. J’avais passé la pire semaine de ma vie. Enfin, j’avais dû passer d’autres mauvaises semaines, mais la pire était toujours celle qu’on était entrain de vivre. Celles qui étaient passées étaient par définition plus acceptables.

Je pense que mes malheurs avaient commencé quand Orage m’avait annoncé, réjoui, que c’était à moi d’aller sur Terre. On sentait bien qu’il était heureux de me faire du mal. Ensuite, Glace avait enfoncé le couteau dans la plaie avec ses injonctions. Pluie, tu obéis et tu la fermes. Je ne me rappelle pas les termes exacts, mais je l’avais compris ainsi. Après, Sentiment en avait ajouté une couche. Puis, ce fut Tempête qui au moins avait paru désolée. Rien que pour cela, je la remercie. Enfin, le lendemain, j’avais eu droit au briefing du président.

Ne pas me plaindre sans cesse, faire au moins semblant de lui obéir. « Mais sérieusement, pourquoi voulez-vous que je vienne, vous ne risquez rien là-bas ». Avais-je explosée au milieu de l’énumération sans fin de ce que je devais faire ou plutôt éviter de faire.

« Adarii, je suis le président de Vengeance et des Maÿcentres, je ne suis pas tenu de répondre à vos questions. Pour une fois, contentez-vous de faire ce que je dis. » Quand il sortait cette rengaine c’est qu’il n’était pas content et je me doutais que le bain de son garde du corps y était pour quelque chose.

« Un garde du corps de dix-sept ans, avec ma corpulence en plus, personne n’y croira sur Terre.

- Vous ferez partie de ma suite, je n’ai pas à préciser votre fonction.

- Vous n’imaginez tout de même pas me faire passer au même titre que la Main ou l’Oreille ? » Avais-je répliqué horrifiée. « Glace a peut-être accepté de passer aux yeux de ces gens-là comme un simple conseiller mais moi, je n’ai jamais adhérée à de telles infamies.

- Vous aurez droit à tous les égards de ma part, comme d’habitude.

Il n’en était pas convaincu lui-même. S’il avait pu me faire passer pour la dernière des servantes, il l’aurait fait. « Vous aurez même le droit d’appeler mes assistants par leur nom plutôt qu’avec ses surnoms déplacés. »

J’aurais peut-être pu lui parler de l’exploitation des mineurs mais, ce n’était peut-être pas la peine de lui faire remarquer à quel point je connaissais les lois Terriennes. J’étais censée n’y avoir passé que trois semaines et même ça, il valait mieux qu’il l’oublie. Il n’avait pas paru étonné quand il avait su que je parlais anglais. Je lui avais dit : « beaucoup trop peu pour vous être utile. » quand il m’avait posé la question. Du coup, il m’avait fait une remarque particulièrement malvenue dans cette langue. Je n’avais rien dit mais il avait dû remarquer les efforts que je faisais pour me contenir parce qu’il avait souri fusant de satisfaction et avait répliqué : « Ca suffira »

Ensuite, il y avait eu une réunion avec la Main et l’Oreille du président. L’Oreille, c’était ce type à peine plus visible qu’une ombre qui passait son temps à écouter les conversations depuis le bureau d’à coté avec Luico. Il prenait des notes, résumait, faisait des rapports et avait, d’après ce que j’avais compris, une mémoire extraordinaire qui lui permettait de ressortir des dialogues entiers même plusieurs jours après. Le président adorait s’entourer de gens avec des capacités bizarres.

La Main du président, c’était cette secrétaire qui traînait toujours dans la grande salle à coté du bureau du président. Elle servait un peu à tout. Quand elle parlait, on avait l’impression qu’un moustique ou une autre de ses répugnantes petites bêtes microscopiques qu’on trouvait sur Terre, grésillait à votre oreille, et si je devais la décrire, je dirais que c’est une tête de blatte sur un corps de sauterelle écartelée. Tous ce qui me faisait penser à un insecte me faisait horreur. En plus, elle n’avait aucun style, aucune classe. J’en fis d’ailleurs la remarque pendant la réunion, ce qui eut pour effet de la mettre dans une rage qu’elle eut beaucoup de mal à dominer. Je m’en fichais, je ne la supportais pas et cela, depuis le premier jour où j’étais arrivé sur les Maÿcentres. Nous avions été obligées de nous présenter directement devant Eysky pour qu’il nous fasse la morale. Je me souviens encore comment elle nous avait toisées de haut en bas. C’est sur, nous n’étions pas très fraîches mais ce n’était pas une raison. Elle fusait des sentiments de dégoûts envers nous et le fait d’être propre n’y avait rien changé. Elle ne pouvait pas me voir et par conséquent, c’était réciproque. C’est elle qu’Orage aurait dû envoyer dans le bassin. Le résultat aurait été le même mais cela m’aurait fait plaisir. J’avais pensé que je pourrais peut-être le faire mais je risquais d’avoir des remontrances de Glace jours et nuits. J’étais décidément trop gentille. Ca me perdra.

Le troisième jour, jour du départ, fut moins pire que ce que je redoutais. D’abord, Orage fut d’une extrême délicatesse à mon égard. Sans doute pour se rattraper. Il admit que je n’avais pas à me retrouver enfermée dans le vaisseau présidentiel et que je devrais prendre celui de Taegaïan qui était bien mieux aménagé avec Crayon et Miroir comme équipage. Je les connaissais bien et ils avaient d’ailleurs commencé à m’apprendre à piloter. Orage m’avait assuré que le voyage me permettrait d’en apprendre encore beaucoup plus et je fus presque ragaillardie à cette idée. Jusqu’à ce que je me souvienne où j’allais. Il avait fallu ensuite convaincre le président que je n’irais pas avec lui.

« Si je me retrouve enfermée avec elle, je vais lui pourrir la vie », avais-je fini par dire en désignant la Main. Cette dernière avait blêmi puis avait répondu je ne sais quoi de sa voix de crécelle. « Faites-là taire » avais-je suppliée exagérément en me bouchant les oreilles « ou c’est moi qui le fais ».

Le président avait soupiré et avait fini par admettre qu’il n’aurait pas besoin de moi. En tout cas pour le trajet aller et qu’il verrait sur place pour le retour ce qui, à mon sens, était tout vu. Luico avait proposé de m’accompagner. « Ainsi », avait-il dit au président « nous pourrions atterrir les premiers et repérer les lieux avant votre arrivée.

Je ne la supporte pas non plus » m’avait-il murmuré en m’accompagnant vers mon vaisseau. C’était un des rares proches du président avec qui je pouvais avoir une conversation et qui ne diffusait pas une multitude d’émotion désagréables aussi, j’avais accepté.

Du coup, le trajet se passa bien mieux que prévu. D’abord, parce que le vaisseau, contrairement à la navette, était aussi confortable qu’un véritable appartement en miniature avec un petit salon et deux chambres. Et des vraies chambres, avec de vrais lits, pas des petites banquettes pliables. Tout l’aménagement avait été fait selon l’exigence d’Orage sur Plume et, ce qu’il voulait par-dessus tout, c’était qu’il soit plus luxueux que celui d’Eysky ce qui n’était pas difficile. Il avait accepté de travailler pour le président à condition d’avoir ce joujou en cadeau. En voyant cela, je me dis que je m’étais sans doute faite avoir, je n’avais rien eu du tout moi.

Ensuite, parce que je passais quasiment tout mon temps dans le poste de pilotage. J’avais déjà appris le maniement de base, les diverses coordonnées. C’était plutôt facile. Crayon me montra en plus comment se déplacer grâce aux Plates-formes de plissement de l’espace. Les manœuvres n’étaient en fait pas plus compliquées. Les difficultés relevaient surtout du positionnement et du calcul des coordonnées. Ils tentèrent de m’expliquer aussi comment ces Plates-formes fonctionnaient en rapprochant deux points éloignés dans l’espace. Ils comparèrent ce phénomène à un drap possédant deux trous éloignés. En pliant le drap, il y avait moyen de les rapprocher voire même de les superposer. Pour le drap, je comprenais. Pour le reste, je devais admettre que ça marchait et qu’ils ne comprenaient pas mieux que moi. Avec tout ça, je ne redoutais presque plus le séjour sur Terre. J’attendais même avec impatience de voir l’approche sur la planète bleue. Je fus déçue quand je compris qu’on attendrait la nuit pour se poser dans un endroit sombre et désert. Pourtant, j’aurais dû m’en douter. Tous les reproches accumulés contre cette planètes remontèrent instantanément et je ne perçus plus qu’une chose : « c’était la pire semaine de ma vie. » On atterrit dans un trou sordide que j’en étais encore à ses réflexions.

Luico ouvrit le sas et s’effaça pour me laisser l’honneur de la première place dans la ratière. La lumière crue et froide de la salle me donna une impression désagréable avant même d’être sortie. Par l’ouverture maintenant béante, j’apercevais le comité d’accueil qui s’était mis en place. Je pris une grande inspiration et rabattis mon étole de soie sur la tête. La lumière était déjà trop faible mais avec ça en plus sur les yeux, j’avais l’impression d’être dans une nappe de brouillard. Quand donc arrêteront-ils ses formalités ! Il ne manquerait plus que je trébuche au milieu de tout ce monde et j’aurais atteint le summum du calvaire. Je pris une grande inspiration et descendis suivie de Luico. Je me forçai à rester ouverte aux émotions qui m’entouraient. Perplexité, curiosité, crainte diffuse, ainsi qu’une sorte d’oppression générale désagréable. Je ne discernais rien de dangereux. Certaines personnes se baissèrent en signe de salut, sans doute ceux venant des Maÿcentres et bientôt les autres les imitèrent. Je me dirigeai vers l’autre vaisseau et fis signe à Luico d’ouvrir le sas.

Le président Eysky en sortit. Je le laissais passer devant et le suivis au coté de Luico. Ensuite vinrent la Main et l’Oreille. Quelques personnes s’avancèrent vers nous avec à leur tête un homme qui, vu les critères de la Terre devait approcher de la retraite. Son uniforme le classa de suite dans la catégorie militaire mais je n’aurais su dire à quel niveau. Un homme de belle prestance dans un costume impeccable, ce tenait à ces cotés. Juste derrière, je reconnus Glace et ne prêtai plus aucune attention aux autres.

La vue de mon frère m’arracha le premier sourire depuis mon départ. Il avait beau avoir été odieux, de m’infliger ça, j’étais tout de même contente de le voir. Je lui aurais bien sauté au cou cependant, je me contentais d’avancer au même rythme que le président. Je l’aurais bien poussé. Il devait faire exprès d’être si lent. Arrivé à leur niveau, je compris qu’on n’en avait pas fini pour autant. Les salutations protocolaires n’en finissaient pas. Le premier personnage se présenta comme le général Gentry. Il était le responsable Terrien du projet. Il fut le premier à s’avancer. Il salua le président à la manière des Maÿcentres et ce dernier lui serra la main et lui dit quelques mots dans un anglais impeccable. Le conseiller Umya qui secondait Glace vint ensuite présenter ses respects au président et lui assurer son dévouement dans un discours interminable. Glace s’approcha pour les salutations d’usage tout en restant à bonne distance. Je constatais que le président voulait bien le rabaisser au titre de conseiller mais il n’irait pas lui tendre la main pour autant.

- Ca te rendrait malade de venir me voir.

- Tout à l’heure petite Pluie. Pour l’instant, tiens t’en au protocole.

« Rien à foutre du protocole » murmurai-je entre mes dents. Le seul intérêt était que je n’avais rien à dire ni à faire. Mais, si on m’obligeait à rester encore longtemps debout ainsi, ils verront où ils pourront le mettre leur cérémonial. En plus, cette impression d’enfermement devenait insupportable. On aurait dit que ça venait de partout. En fait, c’était bien le cas. C’était logique, toutes ses personnes étaient enfermées dans cette base souterraine sans même l’espoir de pouvoir voir le soleil. Il y avait de quoi devenir dingue. En tout cas, certains avaient du mal à supporter cette situation et moi, j’avais du mal à supporter leurs impressions. Il n’y avait que Glace pour vaincre ça. Rien ne le touchait jamais lui. Et il faisait froid ici. J’avais passé une tenue légère en pensant me retrouver dans une étuve comme pouvait l’être le nouveau Mexique en été et aussi pour attiser la haine de la Main qui était si moche que même les amples robes et les voiles des Maÿcentres ne pouvaient duper qui que ce soit et je me retrouvais dans une grotte humide séchée uniquement par un air conditionné glacial. Même Tempête serait gelée ici.

Le président s’était remis en route. Je n’avais rien écouté. Comme d’habitude au fond. Je remontai légèrement la traîne de ma robe n’ayant aucune confiance en la propreté plus que douteuse du sol et le suivis.

« Luico » chuchotai-je, « où va-t-on ?

- Je suppose que vous n’avez pas entendu le discours du général parce que vous étiez intégralement focalisée sur la sécurité du président.

- Ne sois pas impertinent Luico et réponds à ma question.

- Nous avons un cocktail de bienvenu je crois. Ce type a un accent abominable, je ne comprends pas la moitié de ce qu’il dit. »

Malheureusement, il avait très bien compris. Nous avons été conduit dans une sorte de salon dont le luxe tranchait au milieu de ses galeries. Je m’adossai contre le mur dans le coin le plus sombre de la salle. Je n’avais aucune envie de me mêler à leur petite sauterie.

Nous restions ici trois jours. Ca faisait soixante-douze heures, un peu plus en fait. Ca reviendrait à quatre vingt heures environ. A condition de ne pas être en retard.

C’était long. Sachant que ça devait faire vingt minutes qu’on était là. Il fallait compter qu’il restait encore deux cent quarante fois ça. Je ne tiendrais jamais. Plus les trois jours de trajets du retour. Mais là au moins, je serais tranquille.

Je sentis un bras autour de mon cou et sursautai.

- J’admire l’attention extraordinaire dont tu fais preuve petite Pluie.

- Glace » Dis-je en serrant mon frère contre moi. « Ce n’est pas trop tôt.

- Calme tes effusions. Nous sommes dans une réception officielle.

- Je m’en fiche éperdument. Tu m’as déjà obligée à venir. Tu ne vas pas en plus me dicter ma conduite.

- Attention petite Pluie, je ne veux pas que tu te fasses remarquer. Fais-toi discrète, essaie même d’être gentille, et surveille le président.

- Conseiller Glace, on vous demande » dit un homme en désignant le président. »

Conseiller, et puis quoi encore. Comment pouvait-il accepter de vivre ici et d’être traité comme un moins que rien. Je soupirai. Etre gentille. Je ne faisais que cela. Je ne tiendrais pas une heure dans ce trou. Je m’ennuyais déjà à mourir. En plus, je commençais à avoir mal au pied. Et j’avais froid. Où était passé Luico ? Je le vis à l’autre bout de la salle, sa masse énorme tout à fait immobile, les bras croisés sous son long manteau noir. Je me focalisai un instant sur lui. Pouvait-il s’ennuyer autant que moi ? Je ne discernais aucune émotion. C’était un mur ce type.

L’homme qui était venu chercher Glace était resté debout à mes cotés. Il faisait partie des personnes qui étaient venues nous accueillir. Je fis quelques efforts pour me souvenir son nom. C’était un des conseillers des Maÿcentres. Il était issu de la petite noblesse de Vengeance et il secondait Glace. Il ne paraissait pas avoir l’air de se décider à bouger. Il était tout à fait à son aise ici et attendait tranquillement que je me décide à lui adresser la parole.

« Sy conseiller Umya, vous comptez rester là à m’observer encore longtemps ?».

Il ne répondit pas de suite et me tendit un verre. « Profitez du spectacle Adarii, le temps passera plus vite.

- Parce que vous appelez ça un spectacle ?

- Si on regarde uniquement les apparences, nous n’avons qu’une poignée de personnes réunie en un même lieu et commentant des images représentant des paysages que nous n’aurons jamais l’occasion de voir en vrai. Mais en fait, c’est une lutte de pouvoir qui se déroule sous nos yeux.

A votre avis, qui a le pouvoir ? » Dit il en désignant du doigt le petit groupe debout à l’autre bout de la pièce.

Un vieil homme hirsute parlait. Il avait été présenté comme un éminent scientifique en je ne sais quoi et avait un nom imprononçable. Vu la façon dont il désignait certains tableaux, il devait s’être transformé en critique d’art pour l’occasion. Il avait un accent très prononcé. Luico avait raison, il était difficile à comprendre. Il était tout entier pris dans son exposé. Le président Eysky s’ennuyait, il ne devait pas trouver le moindre bénéfice dans cet exposé interminable. Malgré tout, il gardait un air particulièrement intéressé. Le général Gentry, puisque le responsable Terrien du projet avait été présenté sous ce nom, faisait semblant d’écouter mais observait le président à la dérobée. Il était méfiant. Enfin, Glace me tournait le dos. De lui, je ne pouvais pas discerner la moindre émotion.

Je me tournai vers le conseiller Umya qui exultait toujours accaparé par l’observation de ce petit groupe.

« C’est Glace qui a le pouvoir ».

Le conseiller me regarda satisfait. « Savez-vous que lorsque l’Adarii Glace a accepté ce poste, il l’a eu à condition d’être considéré comme un simple conseiller ? »

Je le savais oui. Cette idée m’avait paru tout a fait grotesque mais Glace avait refusé tout commentaire de ma part à ce sujet.

« Quelque soit la façon dont on le considère, cela ne changera rien à ce qu’il est.

- Ce doit être encore plus dur pour lui que pour nous d’être ici vu l’intérêt de votre peuple pour l’esthétisme. Il n’est pas gâté dans cet environnement. Le plus dur, c’est l’absence de lumière naturelle et de végétation. Enfin, en ce qui me concerne. Mais j’imagine qu’à son niveau, le pire doit être de supporter l’oppression et le malaise de tous ceux qui vivent ici »

Umya haussa les épaules et but une gorgée de champagne. « Il serait temps de faire autre chose que de se languir en discussions stériles si nous voulons un jour sortir de cette ville souterraine »

Je continuais à observer la salle. Un peu à l’écart, se trouvait l’Oreille et la Main. Toujours aussi pénible celle-là. Leur méconnaissance de la langue anglaise les excluait de la plupart des conversations mais, ils avaient trouvé d’autres employés des Maÿcentres, et leurs conversations me parurent bien plus intrigantes que les échanges de politesses des personnalités plus importantes. La Main lançait parfois des coups d’œil en biais dans ma direction. Malheureusement, le groupe était trop loin pour que je puisse entendre quoi que ce soit. A l’autre bout de la salle, un jeune homme était, tout comme moi adossé au mur et paraissait perdu, fixant un point dans le vide. De lui non plus, il ne fusait pas la moindre émotion. Intriguée, je relevai la mousseline de mon étole afin de discerner les contours de son visage malgré le manque de lumière ambiante. C’était de loin le plus jeune parmi les indigènes présents. Peau claire, taille moyenne, bien trop musclé. Rien de particulier, pensai-je. Pourtant ? Je ne pouvais m’empêcher de le regarder, quelque chose n’allait pas chez lui. Il tourna la tête et capta mon regard semblant me dévisager avec une assurance que je n’imaginais pas de la part d’un homme de la Terre. Ni des Maÿcentres d’ailleurs. Il me sourit, et leva son verre vers moi.

Je rabattis la mousseline sur mes yeux, plus pour me cacher que par respect des convenances. Il se passait des choses bizarres ici. Je me tournai vers le conseiller Umya. Il devait savoir qui il était. Mais, je me retrouvai face au général Gentry. Il hésita un instant et s’avança pour me saluer. Le conseiller Umya arrêta son geste en tendant son bras entre nous.

« Elle est Adarii » dit-il, « ne la touchez pas. Utilisez le même salut que pour le président mais sans contact physique. »

Je pensais qu’il aurait pu briefer les indigènes avant pour ce genre de détail. Je me demandais soudain comment Glace faisait. Etre considéré comme conseiller, pourquoi pas, mais je voyais mal les hommes des Maÿcentres, lui taper sur l’épaule.

Je cherchais quelques mots polis à dire. Impossible d’exprimer mon ravissement à l’idée d’être ici, je m’étranglerais avec un tel mensonge.

Le général prit la parole avant que je puisse trouver quelques chose de pertinent : « Je ne connais pas encore tous les us des Maÿcentres, j’espère que vous ne prendrez pas mes erreurs en considération. »

C’était encore une erreur. Selon les règles des Maÿcentres, comme celle de Plume, c’était à la personne la plus élevée de la hiérarchie de prendre la parole en premier sauf dans une maison particulière où ce privilège revenait au maître de maison. Mais au fond, ça m’arrangeait bien. Il maîtrisait la langue des Maÿcentres aussi bien que moi, voire mieux. Par contre, je remarquais que le conseiller Umya s’amusait beaucoup de voir Gentry si mal parti.

« Général Gentry » répondis-je en Anglais « toute erreur que vous pourriez faire à ce niveau, je l’imputerais uniquement à l’incompétence du conseiller Umya qui, si j’ai bien compris, est responsable de vous apprendre ce genre de détail. »

Au moins, maintenant, Umya s’amusait nettement moins. Le général ne devait pas s’attendre à cela car il parut surpris. Ne sachant plus, ni où se mettre, ni quoi dire, il se contenta de nous prévenir qu’on allait nous faire visiter la base.

Le conseiller Umya finit son verre. Bientôt, je sentis sa curiosité me titiller. Quelque chose le tracassait et il rêvait de me questionner. J’inspirais profondément et éloignai ses émotions ainsi que celles des autres. De toute façon, nous ne risquions rien ici.

« Adarii » dit-il tout de même, « je ne peux que me permettre d’admirer votre parfaite maîtrise de l’anglais. Qui pourrait imaginer à vous entendre que vous n’êtes jamais venue sur Terre. »

Alors, c’était ça qui le tracassait. Je devais admettre qu’il avait raison, je parlais sans doute beaucoup trop bien. Je devrais faire un effort pour réduire mon vocabulaire et faire quelques fautes.

Quand enfin le cocktail prit fin, comme annoncé par le général, loin de pouvoir s’asseoir, on eut droit à une visite guidée. Le scientifique qui avait commenté les tableaux nous présentait maintenant les laboratoires et les appareils de hautes technologies. Là, Eysky était très impressionné. Il est vrai que, dans ce domaine comme d’en bien d’autres, la Terre était bien plus avancée que les Maÿcentres. En fait, à part pour les procédés de déplacement dans l’espace, les savoirs faire des Maÿcentres étaient très archaïques et stagnaient en plus d’une façon déplorable. Pour la première fois, je m’étonnais de ce contraste. Comment une planète si primitive avait-elle pu développer quelque chose de si complexe que les voyages spatiaux ? En fait, c’était sûrement à Conquête qu’en revenait tout le mérite. Elle devait avoir une bonne avance technologique qui fut perdue lors de sa disparition. Ils avaient beau se vanter, toute la puissance des Vengeance-Maÿcentres tenait en la possession d’une technologie volée à une planète disparue et aux techniques de pliures de l’espace de la planète Vengeance. En tout cas, moi, les laboratoires higt tech, m’impressionnaient moins que les kilomètres de galeries sombres et sales que nous traversions. Comment pouvait-on vivre dans un endroit pareil ? Et dire que Glace devait supporter cette ambiance sans jamais voir la lumière du jour. Moi, je déprimais ces temps-ci car les journées des Maÿcentres ne duraient que quatre heures. Qu’est-ce que ce serait si je passais ma vie sans jamais voir de soleil ?

Le lendemain était consacré à des réunions qui commencèrent bien trop tôt à mon goût. Ce devait faire plus d’une heure que chaque partie se faisait des politesses excessives, enrobant chaque mot de douceur comme si la moindre demande claire était la pire offense imaginable. Je savais que le président n’avait qu’une idée en tête : que la Terre cesse de nous retrancher à Archuleta pour pouvoir disposer tout à son aise du marché énorme que pourrait représenter une planète entière. On remarquait de façon flagrante que les responsables d’Archuleta se contentaient fort bien de nous avoir à leur disposition, prêts à répondre à toutes leurs exigences dans l’hypothétique espoir de flatter leur bon vouloir.

J’étais exaspérée à les écouter debout derrière le président. Ils n’arriveront jamais à rien ainsi. Les indigènes les menaient par le bout du nez et ils ne s’en rendaient même pas compte.

Ces derniers pleurnichaient maintenant sur les risques sociaux économiques et les mouvements de paniques au niveau des populations s’ils devaient révéler l’existence de leur petit complot.

« Le problème n’est pas là ». Tous les regards s’étaient tournés vers moi. J’avais parlé sans m’en rendre compte, uniquement poussée par l'agacement du moment. Je me mordis les lèvres, assaillie par les reproches de Glace. Je le repoussais fermement. De toute façon, j’étais allée trop loin pour revenir en arrière.

« Gardez vos manigances et vos pleurnicheries, elles ne nous concernent pas. Pour l’instant, tout ce que je vois, c’est que nous sommes enfermés dans des grottes humides. Que de la Terre, nous n’en apercevrons même pas le soleil et que je suis obligée de rester dans mon vaisseau pour trouver un endroit décent où me reposer.

- Nous vous avons proposé des chambres et apparemment, même le président parait s’en contenter mademoiselle. En plus, je ne pense pas que ce soit à vous de critiquer notre hospitalité. » Du coup, tout le monde s’était mis à parler en même temps.

Je voyais à peine la personne qui m’avait répondu à l’autre bout de la table. Le conseiller Umya avait raison, il était temps qu’ils comprennent qui avait le pouvoir ici. Je rabattis mon écharpe en arrière et fixais le Terrien insolent dans les yeux.

Le silence se fit instantanément. « Ce n’est pas mademoiselle, c’est Adarii et ce n’est pas à toi de dire ce que j’ai le droit ou non de critiquer. »

Glace essayait de me joindre. Tais-toi ordonna-t-il furieux avant que je le repousse.

« Toi non plus tu n’as pas à me dicter ma conduite Glace » dis-je en le montrant du doigt. « Tu as renoncé à tes privilèges pour ce poste ».

Glace se leva de sa chaise mais n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche.

« Asseyez-vous conseiller Taegaïan » dit le président en insistant sur le titre de conseiller. « L’Adarii Pluie Taegaïan a raison. Ici, elle est votre supérieur, vous n’avez pas à l’empêcher de parler. Moi seul le peu et j’ai envie d’écouter ce qu’elle a à dire.

Continuez Adarii. »

Je restais sans voix. C’était bien la première fois que le président paraissait me soutenir. J’aurais dû me méfier mais j’étais trop en colère pour cela « Vous dites que, parce que le président s’en contente, il n’y a rien à redire de l’hospitalité de la Terre. Je suppose aussi que, comme les conseillers des Maÿcentres se contentent de vivre des mois sans voir la lumière du jour, vous n’envisagez pas de changer les choses. Vous vous contentez de leur montrer des images de la Terre, des paysages qu’ils ne verront jamais, des maisons somptueuses dont ils ne connaîtront jamais le confort ?

Président Eysky » continuais-je en me tournant vers lui « Si c’est pour vivre dans des galeries obscures, pourquoi ne pas envoyer ici quelques uns de vos ouvriers issus des villes souterraines qui trouveraient sans doute cet endroit dignes d’eux ?

Vous avez envoyé ici vos meilleurs conseillers. Comptez-vous les laisser pourrir ici ? »

Ses conseillers pouvaient bien crever à mes yeux mais j’étais scandalisée de savoir Glace vivre là-dedans. Cependant, je le sentais déjà assez fâché comme ça pour éviter d’en rajouter.

Le silence s’était fait dans la pièce. Elle paraissait encore plus lugubre qu’à notre arrivé. J’avais peut-être un peu exagérée. Je sondais rapidement la salle : Gène confusion, crainte, mais aussi des sentiments positifs : Le conseiller Umya jubilait littéralement et le président se prélassait confortablement dans son fauteuil.

« Quelqu’un a-t-il quelque chose à répondre à cela demanda-t-il ? »

La salle se cantonna dans un silence de mort.

Le général Gentry le brisa en premier. « Tout d’abord, Adarii, je tiens à m’excuser si nous ne vous avons pas traitées selon les égards dus à votre rang. Il semble que nous ayons eu un manque d’information à votre sujet. » Tout en disant cela, il se tourna vers le conseiller Umya, qui, ignorant superbement la remarque, semblait au comble du bonheur.

« Si vous avez des propositions pour améliorer votre séjour, il ne fait aucun doute que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour les satisfaire.

- Je ne pense pas que mes exigences puissent être satisfaites, mais, tout comme le président je me contenterais comme vous dites ici, de ce qu’on me propose. Par contre, je pense qu’il serait plus que temps que vous envisagiez sérieusement de continuer vos expériences en dehors de ses grottes malsaines.

- Nous vous avons déjà expliqué pourquoi c’était impossible.

- Non. Vous avez expliqué pourquoi il était dangereux de révéler notre existence. Gardez votre secret dans ce cas. Moi-même, j’ai du mal à différencier ici les hommes de la Terre de ceux des Maÿcentres. Pensez-vous sérieusement que, s’ils vivaient dans des appartements convenables parmi les vôtres, ils seraient découverts ? Vous sur estimez votre peuple Général.

A moins que vous ne les gardiez ici pour les enfermer ?

- Soyons sérieux, c’est tout à fait impossible. Vous imaginez le travail que ce serait de déplacer tout cela autre part.

- Pensez-vous que ce serait plus simple que je demande à mes hommes de rassembler leurs affaires et de rentrer chez eux ? »

La salle entière se retourna effarée vers le président qui se leva. « Je propose que vous réfléchissiez aux idées de l’Adarii Pluie Taegaïan. En tout cas, en ce qui me concerne, je vais y réfléchir.»

La réunion se termina ainsi mais tandis que je traversais les couloirs, je fus happée sur le coté.

« Lâche-moi Glace.

- N’y compte pas petite sœur, tu vas me suivre immédiatement.

- Désolé, mais j’ai du travail. Le président…

- Je me moque du président.

- Peut-on savoir ce qu’il se passe ici ?

- Président Eysky, sauf votre respect, mêlez-vous de ce qui vous regarde. Je ne vous cache pas que je n’ai pas apprécié la façon dont vous encouragez ma sœur dans ses excentricités.

- Ce n’est pas à vous de juger ces propos. Ici, vous n’êtes que conseiller.

- Vraiment ? Je vous suggère de vous méfier tout de même de ce qu’un simple conseiller comme moi serait capable de faire si vous ne me laissez pas un moment tranquille avec ma sœur. »

Tiens, mon frère qui s’écrasait toujours pitoyablement auprès du président et qui souhaitait que je fasse de même semblait tout d’un coup prêt à le provoquer. J’espérais qu’il refuse de me laisser avec Glace. D’abord, parce que je n’avais aucune envie d’entendre ses reproches et ensuite parce que j’aurais bien voulu voir comment il réagirait.

« Ma foi, régler vos affaires de familles entre vous. Je pense pouvoir me contenter de Luico »

Lâche. Bon, j’allais passer un très mauvais moment.

- Aie, tu me fais mal !! Glace avait rentré ses ongles dans mon bras m’entraînant à travers des boyaux obscurs.

« Tiens, maintenant, tu es capable de me contacter ». Dit-il en me poussant dans un petit bureau. « Qu’est-ce qui t’a pris ? Même Orage n’aurait pas agi aussi bêtement.

Ca fait des années que je cherche à avoir la confiance d’Archuleta. Ce n’est pas pour que tu les terrorises en quelques minutes. Je ne tiens pas à entretenir les mêmes relations avec eux qu’avec les Maÿcentres.

- Le président n’a pas eu l’air de trouver mes remarques déplacées.

- Ha oui ? Et tu travailles pour qui ? Pour lui ou pour nous ?

C’est ça oui, je devais garder mes distances avec tout le monde en fait. Je ne devais voir personne. Je devais faire ce qu’on me disait, obéir au président, mais pas trop, tout en servant mon peuple et je surtout me taire. Voila qui n’était pas compliqué.

« J’avais dit que je ne voulais pas venir ici. Orage le savait, tu le savais, tout le monde le savait. Je n’aime pas les gens d’ici. Je les ai vu pendant quatre ans, ça m’a suffit. Ils m’exaspèrent. Ils sont tous en train de se moquer de vous et vous ne le voyez même pas.

- Pluie » dit-il de ce ton qui me glaçait jusqu’à l’os « crois-tu un seul instant que je ne sache pas ce qu’il se passe ici ?

Si je t’ai demandé de te taire c’est que j’avais mes raisons. »

Quelques coups furent frappés à la porte. Sauvé par le gong pensai-je.

« Je suis occupé » dit Glace à travers la porte « Je t’ai dit que tu devais rester discrète, penses-tu sincèrement que tu as obéi à cet ordre pourtant simple ? »

La porte s’ouvrit mais mon champ de vision ne me permettait pas de distinguer le nouvel arrivant.

« J’ai dit que j’étais occupé. » Moi, à la place de l’intrus, je serais vite partie.

« Je ne veux pas le savoir ». Je reconnus la voix du général Gentry. Il entra et ferma la porte derrière lui sans autorisation. Alors moi, je devais obéir à Glace et un simple homme de la Terre se prenait le droit de lui donner des ordres !

« Le conseiller ne vous a pas autorisé à entrer je crois ».

Le général sursauta et se tourna vers moi. « Puis-je savoir ce que vous faites ici ?

- Vous n’avez pas à me poser de questions. Je vous suggère de rentrer dans vos quartiers et de réviser le protocole des Maÿcentres.

- C’est justement pour cela que je suis ici. J’ai le sentiment qu’on m’a caché certaines choses. » Dit-il en se tournant vers Glace.

Glace me fusilla du regard et j’eus l’impression que l’hiver me tombait dessus - file Pluie mais ne t’imagine pas que je vais en rester là.

- Il faudrait savoir ce que tu veux.

- Je veux que tu la fermes et que tu obéisses.

- Tu n’as pas à me dire ce que je dois faire.

- Pluie, tu es encore sous ma responsabilité, alors tu fais ce que je dis » dit-il en pointant la porte du doigt.

Il avait dit ses derniers mots tout hauts, et j’étais quasiment sûre que c’était uniquement pour me discréditer devant l’Autre qui avait suivi incrédule notre échange silencieux.

« D’accord, j’ai compris » J’ajustai mon étole et sortis sans un regard pour le général.

Et voila, Pluie allait paraître ridicule devant les responsables d’Archuleta. Merci mon frère. Ce voyage ne serait donc qu’une suite ininterrompue d’ennuis. Et maintenant, je faisais quoi ? Me demandai-je en traversant les couloirs vers la plate-forme de décollage. Surtout pas mettre mon nez partout, je risquais d’effrayer ses pauvres indigènes. Dire que pendant presque cinq ans, j’avais vécu parmi eux. Personne n’en avait fait un drame. Et mon père avait bien mené ses expériences sans que quiconque n’en sache rien. Et après, quand je proposais qu’au fond, il serait possible de faire de même ici, Glace avait l’air de percevoir mes dires comme une promesse d’apocalypse. En plus, je suis sûre que tous ses gens travailleraient bien mieux dans un contexte agréable. Il faudrait leur trouver des bureaux sous une enseigne quelconque. Un peu comme ceux qui étaient venu faire leurs recherches illégales. Sauf que là, ce serait légal. En tout cas pour nous. Et puis Glace pourrait habiter une jolie maison comme celle dans laquelle je vivais quand j’étais arrivée sur Terre avant la mort de mon père. Ce serait mieux.

Je sortis un instant de mes rêveries. Il était facile de se perdre dans ce gruyère. Je soulevai mon étole de soie et regardai autour de moi. Je repérai la salle dans laquelle nous avions été accueillis la veille. La veille seulement ! J’avais l’impression que j’étais là depuis des semaines. Je levai les yeux, juste pour apercevoir une caméra de sécurité braquée sur moi. Même quand il n’y avait personne, il n’y avait pas moyen d’être tranquille ici. Allez courage, demain soir je partirais. Je tournai dans un couloir sur la gauche et repartis dans mes pensées. J’imaginais comment pourrait être la maison de Glace sur Terre. Tempête pourrait même y aller sans que personne ne le sache. Elle éviterait ainsi de me ressasser ses histoires de civilisations disparues pendant des heures.

Evidemment, il ne faudrait pas que les hommes des Maÿcentres en profitent pour fouiller partout. Oui, il faudrait que Glace soit libre d’aller et venir à sa guise, mais pas les autres. La situation devenait compliquée vue ainsi. Je commençais à comprendre pourquoi Glace ne trouvait pas mon intervention très pertinente. Oui, en fait, mon idée était stupide. Ho, et puis, il ne fallait pas exagérer pensais-je en remontant dans le vaisseau après un signe à Crayon et Miroir qui travaillaient aux vérifications d’usage. Ils n’allaient pas faire exploser Plume si nous leur laissions un peu plus de liberté sur Terre.

Arrivée à l’intérieur, je me servis un jus de fruit et après une gorgée, je posai la tasse sur la table basse, m’étalai sur un canapé et, d’un coup de pied, envoyai mes sandales contre le mur dont le métal avait été caché derrière de légers lambris, avant de me masser les pieds. Je pourrais bien aller taquiner Luico ou voir si le président avait besoin de moi mais, si c’était encore pour me faire récriminer parce que je copinais trop avec les hommes des Maÿcentres, autant rester ici. J’attrapai un livre. Une sorte de traité d’économie que je devais apprendre, parcourus environ cinq fois la même page sans même chercher à comprendre et le lançai, pile entre mes deux chaussures. Je tendis le bras vers le petit calepin dans lequel j’écrivais mes réflexions et relus quelques pages au hasard. En fait, rien n’avait vraiment changé. Où plutôt si, tout avait changé mais à partir du moment où j’avais respiré à nouveau l’atmosphère de cette planète, j’avais ressenti une sorte d’oppression qui ne m’avait pas quittée depuis. Par la vitre teintée, je pouvais voir deux personnes traverser la salle. Je sentis monter en moi une vague de dégoût. Rien à faire, je ne supportais pas les gens d’ici. Déjà, j’avais de la chance, le personnel de la base était réduit au minimum afin de garder leur secret le mieux possible et cette partie était encore plus protégée.

Je frissonnais sentant comme un souffle d’air froid mentholé m’envahir. J’envoyais ma tête en arrière sur les coussins et soupirai. Qu’on en finisse. – Vas-y Glace, explique-moi à quel point je suis irréfléchie et inconsciente. De toute façon, je n’ai rien d’autre à faire qu’à t’écouter.

- Tu mériterais en effet. En ce qui me concerne, j’ai beaucoup d’autres choses à faire et j’ai passé mon temps à expliquer au général Gentry le protocole des Maÿcentres au niveau des Adarii. A ce propos, j’ai été contraint d’en dire beaucoup plus sur nous que prévu. Orage t’expliquera.

- Il y a une semaine que vous savez que le président voulait m’emmener. Vous n’auriez pas pu vous occuper de cela plus tôt ?

- Moins ils en savent à notre sujet mieux ça ira pour nous. Si tu ne t’étais pas faite remarquer, personne ne se serait posé la moindre question à ton sujet. Cela dit, le conseiller Umya était censé se charger de cela et il semble qu’il l’ait négligé.

En ce qui me concernait, le conseiller Umya me semblait être la seule personne intéressante et je n’allais sûrement pas lui en vouloir si il avait oublié quelques détails. Au fond, c’était peut-être ceux de la Terre qui n’avaient rien compris. Ce ne serait pas étonnant.

Je l’avais dit, si on ne m’avait pas forcée à venir, tout aurait été plus simple. Pourquoi m’avait-on traîné ici au fond ? Encore à cause des nouvelles lubies paranoïaques d’Eysky ? Depuis qu’on lui avait tiré dessus, il imaginait des assassins partout et savoir que certains des gardes de la base étaient armés le terrifiait même s’il ne voulait pas l’admettre. Au moins, si les Terriens lui tiraient dessus, cela mettrait un point final aux négociations. Les Maÿcentres abandonneraient la Terre, peut-être même décideraient-t-elles de supprimer la Plate-forme de plissement de l’espace entre la Terre et eux. La Terre deviendrait trop éloignée et j’aurais la paix.

- Tu as finie avec tes idées tordues.

- Ces pensées ne te concernaient pas Glace. Il faudrait cependant que je fasse un effort pour ne pas laisser dériver mon esprit quand j’étais en contact avec quelqu’un, ça pouvait devenir gênant.

- Tu ferais bien oui.

- D’accord, j’ai compris, je reste concentrée, vas-y, envoie tes reproches, je t’écoute.

- Tu n’as qu’à faire appel à ton bon sens et tu les trouveras toute seule.

Lui aussi avait du mal à garder ses pensées à l’écart de notre conversation et je perçus clairement qu’il craignait que je n’ai pas assez de bon sens pour cela.

La porte avant de l’appareil s’ouvrit sur Crayon : « Le général Gentry demande l’autorisation de vous parler en privé. »

Je fronçais les sourcils. Glace ne m’avait pas dit qu’il comptait venir me voir et j’hésitais sur la conduite à tenir. Si je refusais, Glace allait me faire une scène comme quoi je devais me montrer gentille. Si j’acceptais de le recevoir, quoi que je dise, ce ne serait pas à son goût. La meilleure solution serait de lui demander conseil directement, ainsi il ne pourrait rien me reprocher. Je chassai rapidement cette idée. Il m’avait traînée ici contre ma volonté, qu’il assume maintenant.

« Fais-le entrer » dis-je au vieux pilote. « Et demande à Miroir de nous servir quelque chose à manger. » Je ne savais pas s’il était prévu un dîner ou quelques solennités du style, mais je n’allais pas me laisser mourir de faim en attendant de le savoir.

Le général resta un instant interdit à l’entrée du salon. L’admiration qu’il éprouvait devant le décor qui l’entourait était presque palpable. Il s’attendait sûrement à rentrer dans une réplique de ses navettes des Maÿcentres où la seule chose qui importe c’était pouvoir entasser le plus de personnes possible. Il n’était peut-être pas si mauvais après tout. Il avait du goût.

« Asseyez-vous général, et dites-moi ce qui vous surprends autant ?

- Je, comment dire, votre vaisseau ne ressemble en rien à celui du président. Je comprends mieux vos exigences à présent. »

Je souris. Après tout, ce n’était peut-être pas si bête de l’avoir fait entrer « Je ne viens pas des Maÿcentres. »

Miroir entra à ce moment avec un plat de nourriture variée et de jus de fruit. « Autre culture, autres mœurs » ajoutai-je tandis que le domestique servait un verre de jus de fruit au général Gentry.

« Je sors à peine du bureau de Glace et…

- Je sais, il m’a déjà fait part de votre entretien mais pas dans le détail.

- Oui, bien sur. J’imagine que s’il est capable d’avoir des communications télépathiques avec son cousin, il le peut aussi avec sa sœur. C’est bien cela ?

Le sujet l’avait mis mal à l’aise et je ne savais pas si je devais faire des efforts pour dissiper son malaise ou au contraire en profiter pour l’intensifier.

« Je ne connais pas grand-chose de Plume en fait » avoua-t-il comme un gamin qui se repentirait d’une bêtise.

Je pris le temps de me servir à manger et de proposer le plateau à Gentry avant de répondre : « C’est normal, nous tenons à notre autonomie. Nous profitons volontiers des avantages que nous procurent les autres mondes, mais de là à les voir fourrer leur nez chez nous, c’est une autre histoire.

- Mais vous travaillez pour eux. ?

- Totalement faux. Je fais comme tout en chacun, je travaille pour moi ou plutôt pour Plume. Arrêtons de seriner de beaux discours sur l’amitié fraternelle entre les peuples. Ne dit-on pas sur Terre : “charité bien ordonnée commence par soi-même” ? Ce qui m’intéresse, c’est le bien-être de Taegaïan et des autres territoires Adarii. Tout comme vous travaillez pour votre pays et votre planète. Vous ne me ferez pas croire que ce que vous faites ici, c’est pour le plaisir des Maÿcentres, vous vous moquez d’eux en les gardant enfermé ici. Vous essayez de tirer d’eux tous ce qu’ils pourraient vous apporter en leur en donnant le minimum en échange. Vous leur pourrissez la vie.

- Ce n’est pas…

- N’essayez pas de me sortir de vaines justifications, j’ai horreur qu’on me rabâche n’importe quoi. Ce que vous faites, vous le faites pour la Terre et c’est normal. Défendez vos intérêts, je ne vous le reprocherai pas. Et de toute façon, ça m’importe peu. S’ils acceptent de vivre comme des taupes c’est leur problème. Ce qui me choque, c’est que Glace vive dans cette atmosphère oppressante. Il travaille pour vous parce que, pour je ne sais quelle raison, il aime beaucoup la Terre. Pour ce qui est d’Orage ou moi-même, nous travaillons sur les Maÿcentres pour profiter de leur technologie spatiale et aussi parce qu’il faut bien les surveiller.

- Je ne suis pas certain que le président Eysky apprécierait de vous entendre parler ainsi.

- Le président m’entend tous les jours parler ainsi. Et en effet, il n’apprécie pas.

- Et il vous garde quand même ?

- Il y trouve son intérêt. Tout comme j’y trouve le mien. »

Le général paraissait sceptique, aussi j’insistais : « Essayez, trouvez quelque chose qui les intéresse et qu’ils ne peuvent avoir par eux-mêmes et ils vous mangeront dans la main. »

Ca y est, le président allait regretter de m’avoir emmenée. Douce vengeance. J’en faisais peut-être un peu trop, il était temps de calmer les choses aussi, je continuai d’un ton anodin : « Racontez-moi, comment quelqu’un comme vous s’est retrouvé à jouer les vers de terre ?

- Il y a des jours où je me le demande moi-même. J’approchais d’une retraite paisible et, d’un coup, J’ai perdu ma femme et ma fille dans un accident. Après, j’ai perdu les pédales. Je ne me suis plus intéressé à rien et mon fils a mal tourné. Jusqu’au jour où, sans avoir rien demandé à personne, j’ai été convoqué ici. On m’a toujours soutenu que je m’étais porté volontaire pour un poste de direction d’un projet classé top secret mais ce n’est pas vrai. J’ignore qui m’a recruté et j’ignore pourquoi. Le jeune Glace Taegaïan est arrivé un an plus tard et je dois dire que, dès que j’ai vu votre frère, j’ai de suite compris qu’il était différent. Il émanait quelque chose de lui sans que je puisse cerner quoi.

Maintenant, je m’y suis habitué. Tout le monde l’admire et le respecte ici malgré son jeune age. En plus, peu de temps après, je me suis réconcilié avec mon fils qui travaille maintenant ici avec moi.

Ne vous vexez pas, mais vous aussi, vous dégagez quelque chose de spécial.

- Ca ne me vexe pas. Le président nous garde entre autre pour impressionner son peuple.

- C’est ce que m’a dit le conseiller Taegaïan.

- Que vous a-t-il dit d’autre ?

- Que vous travaillez comme garde du corps à cause de vos facultés empathiques. Que vous aviez la faculté de percevoir les émotions des personnes qui vous entouraient. Il m’a dit aussi que dans une certaine mesure vous perceviez le mensonge par empathie.

- Il vous a dit ça. » Ca, je l’ignorais. Qu’est-ce qui lui avait pris d’en dire autant ? Et après il faisait des histoires comme quoi je parlais trop « C’est pour ça que vous êtes venu me voir n’est ce pas. Ca vous inquiète ? »

Gentry ne répondit pas.

« Répondez Général !

- Je suis furieux de ne pas avoir été mis au courant plus tôt. Je me sens trahi, et oui, ça m’inquiète. Pas parce que j’avais l’intention de mener le président en bateau, mais parce qu’il me paraît des plus malvenus qu’il surveille nos discours alors que nous n’avons pas d’autres choix que de lui faire confiance. »

Je pris une brochette de viande et en tendis une à Gentry. Je pris le temps de la manger en entier avant de répondre. « Les seules personnes qui risquent de surprendre vos petits secrets comme ceux des Maÿcentres d’ailleurs, ce sont Glace et moi-même.

Quant à savoir ce qu’on serait susceptible de révéler et à qui ?

Je peux tout de même vous rassurer sur un point. Glace est de votre coté et vous n’avez rien à craindre de lui. En ce qui me concerne, je ne suis ni du vôtre, ni de celui des Maÿcentres mais du mien uniquement.

- Je ne sais pas si ça me rassure. En tout cas, à la place du président Eysky, je n’aurais pas confiance en vous comme garde du corps.

- Vous avez tort, je lui ai déjà sauvé la vie une fois et je suis tout à fait prête à recommencer. J’ai beaucoup de considération à son égard. Tant que nos intérêts concordent, nous faisons une bonne équipe.

- Glace m’a dit pas mal de chose, mais il a conclu en disant : on ne ment pas aux Adarii, on ne les touche pas et on évite de leur poser des questions.

Je pense que les deux premières parties sont plus faciles à tenir que la troisième. J’aurais beaucoup de questions à vous poser.

- Et bien gardez-les

***

Au moins, il était parti. Peut-être un peu frustré mais parti tout de même.

Bon, maintenant, pourquoi Glace avait-il révélé à Gentry cette histoire d’empathie ? Et pourquoi ne m’en avait-t-il rien dit ?

- Tu voudrais le savoir, n’est ce pas ?

Ce n’était plus Glace, c’était beaucoup plus chaud, plus sucré et épicé - Orage, comment avais-je pu imaginer que tu n’étais pas derrière ce changement de programme. C’est toi qui a convaincu Glace d’agir ainsi je suppose ?

- Tu sais, Eïskï fils se lamente de ton départ. Tu lui manques déjà.

Qu’est-ce qu’il racontait, qu’est-ce que le fils du président pouvait avoir à faire là-dedans ?

- C’est un garçon formidable continua Orage mais je crois qu’il t’en veut parce que tu l’as abandonné. Il est furieux en fait. Ce qui serait bien, ce serait que tu soies extrêmement gentille avec lui.

C’est cela, oui. J’avais déjà eu droit au discours d’Orage sur le fait qu’il ne fallait pas fréquenter les Autres en général et Ryun en particulier. Dire maintenant exactement le contraire ne paraissait pas le choquer le moins du monde.

- Ne te fiche pas de moi Orage, pourquoi portes-tu soudain un tel intérêt à Ryun ?

- Parce qu’il est au courant de beaucoup de choses et qu’en plus il est particulièrement stupide. Deux qualités que j’admire chez les hommes des Maÿcentres.

Je ne savais pas si je devais d’abord me demander en quoi être stupide était une qualité ou ce qu’il pouvait savoir.

Je laissai tomber et revenait à mon problème de base. - Pourquoi Glace a-t-il révélé à Gentry nos capacités empathiques ?

- Parce que le président Eysky comptait le dire à ceux d’Archuleta et qu’il voulait que l’information, quitte à être divulguée, vienne de lui.

- Et pourquoi Eysky en aurait-il parlé ?

- Ca, Ryun ne le savait pas.

Je tentais de remettre toutes les informations dans l’ordre. Ce que j’en déduisis ne me plaisait pas, mais alors pas du tout.

- Tu as sondé Ryun !!! Comment as-tu pu faire une chose pareille ?

- Très facilement ma cousine, cet idiot est venu me voir à la villa. Tout seul. Et en plus, pour dire du mal de toi. Que voulais-tu que je fasse ?

- Tu n’avais qu’à ne pas le recevoir

- Attends, jolie Pluie, le fils du président, tout seul, à ma merci, c’était trop beau pour laisser passer une telle occasion. Et en plus, j’avais raison, son père nous cachait bien quelque chose. Il faudrait que je me renseigne pour savoir si le premier conseiller n’a pas un fils que tu pourrais séduire.

- Tu es immonde Orage, totalement immoral. Je me rappelais les premières paroles de Sentiment au sujet d’Orage. Il est dangereux m’avait-elle dit.

- La bonté de Sentiment la perdra si tu veux mon avis.

Ho non, je ne le voulais pas son avis, j’en avais déjà beaucoup trop entendu. En plus, je ne lui avais pas encore tout à fait pardonné de m’avoir envoyé sur Terre.

« Adarii Pluie, le président demande à être reçu ».

Il n’y avait pas moyen d’être tranquille cinq minutes. Vivement qu’on se tire d’ici. Trois jours de trajet, lui enfermé dans son vaisseau et moi dans le mien, il pourra toujours essayer de venir me casser les pieds à ce moment-là.

« Je suppose qu’il n’existe pas de façon polie de refuser ? »

Le pilote haussa les épaules. « A vous de voir.

- Fais-le entrer Crayon ».

Je ne pris pas la peine de me lever de mon fauteuil mais rangeai tout de même mon calepin.

Le président entra suivi de la Main. Je sentis l’excitation émanant du président et le dégoût de la Main se mua d’un coup en une sorte d’admiration qui attira mon attention.

« Crayon, je t’ai dit de faire entrer le président, pas toute sa suite.

- Ne réprimandez pas votre pilote, c’est moi qui lui ais forcé la main.

- C’est le cas de le dire. Moi aussi, je ne vais pas tarder à forcer la Main à sortir. Qu’est-ce qui vous amène ici ? »

Le président paraissait m’avoir totalement oubliée et faisait le tour du salon en propriétaire.

« Stupéfiant » dit la Main de sa voix de crécelle en ouvrant la porte d’une des chambres. Je me concentrai sur la porte qui se ferma instantanément. « Ca ne va pas non ? Vous ne voulez pas aussi une visite guidée tant que vous y êtes ? »

Je sentis l’étonnement de la Main devant la porte qui s’était refermée toute seule. Décidément, je cumulais les erreurs ces temps-ci. Glace ne voulait pas que les Maÿcentres soient au courant de nos connaissances en télékinésie. Après sa contemplation de la porte, elle me jeta un regard suspicieux et j’en profitai pour la convaincre qu’elle n’avait rien vu d’étonnant. Le président semblait ne s’être aperçu de rien.

« Désolé Adarii, on se perd devant une telle splendeur. » Dit-il. « Orage m’avait dit qu’il avait fait quelques arrangements durant son séjour sur Plume, mais je n’imaginais pas à quel point.

- Qu’est-ce que vous manigancez encore ?

- Nous nous occupons de l’organisation pour le retour, nous devrions rentrer plus tôt.

- Voila une bonne nouvelle.

- Savez-vous que le général Gentry a été très impressionné par le vaisseau d’Orage ?

- Je me doute, il a du goût.

- Que lui avez-vous raconté ?

- Ca ne vous regarde pas

- S’ils sont impressionnés par le décor, je n’y vois pas d’inconvénient. Peut-être qu’un cadre agréable les inciterait à nous prendre plus au sérieux » continua-t-il en jetant des regards curieux autour de lui.

Je m’enfonçais encore plus dans mes coussins. « Qu’est-ce que vous manigancez ? » répétai-je

« Je me disais que vous pourriez proposer au Général Gentry, au professeur Kaoulviev et à moi-même de faire le retour dans ce vaisseau puisqu’ils l’aiment tant.

- Ca va pas non !!

- Réfléchissez, il faut leur en mettre plein la vue.

- Hé bien, le vaisseau présidentiel, ça ne suffit pas pour ça ? En plus, il est nettement plus grand »

- Et nettement plus fonctionnel mais celui-là est plus luxueux.

- Faites-en un pareil si vous voulez. Allez, sortez de chez moi maintenant.

- Ne me parlez pas ainsi Pluie et dois-je vous rappelez que ce joujou ne vous appartient pas. C’est celui d’Orage.

S’il voulait jouer sur les mots, je pouvais le faire aussi. « Non président, selon nos lois, la propriété privée n’existe pas. Les biens appartiennent au lieu, pas aux personnes. Si vous l’avez donné à Orage, cela veut dire que vous l’avez donné au territoire de Taegaïan.

- Qu’est-ce que c’est encore que ses subtilités ? Dya, explique. »

La Main s’avança d’un pas pour se mettre à la hauteur du président. « C’est vrai, la notion de propriété sur Plume est rattachée au territoire. Rien n’appartient en propre à une personne précise. Si vous voulez mon avis, c’est une façon perfide d’excuser le fait que le moindre légume issu d’un territoire Adarii n’appartient même pas à celui qui le plante et le fait pousser. En fait, le peuple de Plume ne possède rien, il a la jouissance des biens et encore dans une certaine mesure uniquement et leur propriété reste au lieu et par conséquent aux familles Adarii qui les gère. Vous pouvez imaginer à quel point c’est vicieux.

- La Main, tu pourras critiquer notre politique quand le peuple des Maÿcentres ne vivra plus dans les taudis des villes souterraines.

- Taudis peut-être mais qui leur appartient. Personne ne peut venir et leur dire un beau matin, je prends votre maison car elle n’est pas à vous ».

Président, vous la faites sortir de ce vaisseau ou c’est moi qui m’en occupe ?

- Dya, ce n’est pas à toi à juger la politique de Plume quant à vous : Calmez-vous Pluie, je voudrais en savoir un peu plus.

Donc, si je comprends bien, ce vaisseau est autant à vous qu’à Orage ou à n’importe qui portant le nom de Taegaïan ?

- Ce n’est pas un nom mais une appartenance » reprit la Main comme si elle débitait un discours appris par cœur. « C’est une erreur de traduction de lui donner le nom de Taegaïan, ces gens-là n’ont qu’un prénom. Pour être juste, nous devrions dire Adarii Pluie appartenant au territoire de Taegaïan. D’ailleurs, il n’y a qu’à écouter leurs domestiques, ils les appellent par leur prénom. Ils acceptent cet erreur car avoir un nom et un prénom leur donne de l’importance.

- Mais c’est qu’elle sait tout la Main. Si on avait su, on t’aurait appelé la tête. Mais, suis-je bête, une simple secrétaire écrirait son nom Dia et non Dya. Il fallait bien que tu aies quelques capacités hors du commun pour avoir le droit de porter un y dans ton nom et être si proche du président. Tu vises quoi maintenant ? Le titre de Sïhï ? »

Dya ignora superbement la remarque et continua. « Après, il est évident que tous n’ont pas les mêmes droits sur les biens. Tout est une question de hiérarchie. En conséquence, L’Adarii Pluie a plus de droit que l’Adarii Orage sur les biens de Taegaïan car elle occupe une position hiérarchique plus élevée.

- Ce qui veut dire que c’est moi qui décide, alors, dehors.

- Et bien sur le peuple passe en dernier et se contente des miettes que les Adarii daignent leur laisser » continuait Dya imperturbable.

« Elle n’y connaît rien. Elle déforme tout.

- Ne vous fâchez pas. Dya, je croyais que la hiérarchie était soumise au droit d’aînesse ?

- Et à la famille » ajouta la Main. « Il y a quatre cités Adarii sur le domaine de Taegaïan. Et par conséquent quatre familles appartenant à Taegaïan

- Hiérarchiquement, la plus importante est celle qui dirige la cité principale de Taegaïan qu’on appelle aussi la cité de Taé. Et la personne la plus importante est celle qui la dirige et qui porte le titre de maître. Pour l’instant, c’est Maître Prestance qui porte le titre. Ensuite, au sein de la famille, c’est le droit d’aînesse qui prime, donc si on continue la hiérarchie, on a l’arrière grand-mère de Prestance, son grand père : Brouillard, puis, s’il était encore en vie, son père Espoir, ensuite, Glace puis Pluie. »

La Main me narguait ouvertement. Elle ne racontait pas ça pour donner des renseignements au président, mais uniquement pour me faire remarquer que, même si nous ne donnions jamais aucune information sur notre façon de vivre, elle était tout à fait au courant de la politique de Plume jusqu’au moindre détail.

« Il y aurait pu avoir aussi les frère et sœur d’Espoir, de Brouillard mais ici, il n’y en a pas vu que le seul frère d’Espoir a choisi de se rattacher à la famille de sa mère. Où devrais-je dire demi frère puisqu’il est bien rare que des frères et sœurs soient issus de la même mère et du même père vu leurs mœurs répugnantes. »

Elle ne me laissa pas le temps de répliquer qu’elle continuait sans même prendre le temps de respirer, le manque d’air accentuant encore sa voix suraiguë.

« Après, on utilise la même technique pour la deuxième famille Adarii de Taegaïan, celle de la cité des lacs, en partant de l’Adarii Brume qui la dirige. La, ça va encore plus vite vu qu’il n’ont pas été très productif. Il doit rester sa mère et comme enfant, elle n’a que Glace mais qui est déjà monté dans la hiérarchie par son père. Ensuite vient la cité de Maé. Dirigée par Nuage. Dont est issus Orage et Grêle.

Puis la cité de Zaé dirigée…

- Ca suffit Dya, j’ai les renseignements que je voulais ».

La main jubilait à pouvoir ainsi étaler ses connaissances devant moi.

« Ca va, tu es contente de toi ?

- Syhy président, » reprit-elle comme si elle n’avait pas entendu ma question. « Savez-vous qu’en principe, l’Adarii Prestance n’aurait pas dû reprendre Taegaïan à la mort d’Espoir car elle s’était ralliée au domaine de Taïla. Comme Glace avait renoncé, la succession aurait dû se jouer entre Pluie qui était trop jeune mais de lignée directe ou Orage mais, pour des raisons qui m’échappent, Brouillard a préféré les évincer pour rechercher Prestance. »

Pendant toutes ses explication je l’avais regardée bouche bée totalement effarée. La colère commençait à reprendre le pas sur l’étonnement et je hurlai : « Dehors »

Dya ne me regardait pas et elle décampa plus par peur que par obligation. Le président ne parut pas discerner ses subtilités car il répliqua que je n’avais pas à utiliser ce genre de techniques sur ses employés.

- Ca lui apprendra à fourrer son nez dans les affaires des autres.

- Vous pouvez parler vous. Vous passez votre vie dans nos affaires. Que je sache, elle n’a trahi aucun secret. Elle s’est contentée de rassembler les informations qu’elle a pu obtenir au fur et à mesure de ce que vous avez daigné nous dire. »

Le président jeta un dernier regard sur le vaisseau et tourna les talons. Je l’avais rarement vu abandonner une idée si facilement. C’était inquiétant. « Où allez-vous Eysky ? »

- C’est président Eysky. Et je vais discuter avec Glace puisque apparemment, c’est lui qui a le pouvoir de décision sur cet engin. »

Je le regardais s’éloigner, éberluée, avant d’éclater de rire. Il s’imaginait sans doute que Glace lui obéirait au doigt et à l’œil. Il allait être déçu.