samedi 24 novembre 2007

Partie 1 : Chapitre 1

1


On parle d’origine en parlant du lieu de sa naissance et petite enfance, comme si c’était ce temps de l’insouciance qui nous forgeait. C’est peut-être vrai. Je me revois, le soir, au bord de l’eau, écoutant les projets de mon père, pelotonné dans les bras de mon frère. Je ne comprenais pas grand chose à l’époque mais j’aimais le ton de ses discours passionnés. Sa voix était grave. Il accompagnait ses paroles d’amples gestes avec les bras qui formaient des ombres chinoises sur les murs de pierres blanches. Les flammes des bougies allumaient une lueur malicieuse dans ses yeux accentuant leur brillance naturelle. J’écoutais les projets qu’il avait pour moi avec un calme tranquille, heureuse qu’il soit là pour me guider, et fière qu’il soit mon père. La fraîcheur du crépuscule, le va et vient des vagues, les rires de nos jeux. Ces plaisirs d’une enfance trop vite abrégée, tous ces souvenirs resteront gravés en moi bien plus que les années qui suivirent. Où que je sois, mon cœur restera toujours à Taegaïan.

« Val, où étais-tu encore ? »

Le cri ne me surprit pas et je ne me fatiguai pas à me retourner quand ma mère entra dans ma chambre. A quoi bon ? Elle avait sans doute les bras croisés et ce regard qui se voulait furieux. Elle paraissait bien plus que son âge, et personne ne s’étonnait de la voir avec une fille de quinze ans. Pourtant, elle avait eu ses trente ans seulement deux ans auparavant.

Je me forçai à répondre : « J’étais à la plage.

- Toute la matinée ? »

Ca y est, l’interrogatoire commençait. Il pouvait durer des heures. Moi qui ne supportait pas les questions. Parler n’était pas ma spécialité, surtout pour de longs échanges futiles. Parfois, pendant mes promenades, j’écoutais les conversations. Le matin, c’était surtout les vieilles personnes qui se retrouvaient assises sur un banc pour échanger des nouvelles de leur santé défaillante, de leurs voisins bruyants ou du temps qui se refroidissait trop vite. L’après-midi, c’était plutôt des bandes de jeunes qui s’étalaient sur la plage ou envahissaient la digue, comme des troupeaux d’animaux défendant leur territoire contre les passants. Il fallait voir les filles rirent aux éclats, d’un rire exagéré face à une plaisanterie grivoise. Regardez-moi disait le rire, regardez comme je suis heureuse, regardez comme je suis bien entourée, regardez, j’existe.

Mais, ce que je préférais, c’était m’installer sur les rochers d’une crique déserte. Je restais ainsi des heures, jouissant du contact des rochers froids et caressant la pierre du bout des doigts laissant l’emprunte d’un dessin sculpté dans la roche.

J’avais oublié ma mère. Elle attendait une réponse.

« Oui, toute la matinée. Oui, je ne suis pas rentrée déjeuner, et oui, j’aurais pu prévenir ».

Voilà, j’avais fait le tour de la question mais au fond de moi, je sentais que j’avais dû oublier quelque chose. Je ne m’en tirerais pas à si bon compte.

« Qu’est-ce que tu fais ? » C’était celle-là que j’avais oubliée : la question qui voulait mettre fin à un sujet qui la dépassait sans pour autant s’avouer vaincue. Je posai mon stylo sur mon bureau et fermai le cahier posé devant moi. « J’écris. Soudain, j’ai eu envie d’écrire l’histoire de ma triste existence. Après tout, tout le monde aime parler de soi. N’as-tu jamais fait attention au nombre de phrases commençant par : “moi, je…” ? Quand j’aurais fini mon histoire, j’écrirais peut-être un ouvrage que j’intitulerais : “l’égocentrisme comme mode d’insertion dans la société”. Ou alors, plus simplement : “moi, moi, moi et les autres” ».

Je me retournai enfin vers ma mère. « Qu’en penses-tu ? » Je ne l’avais jamais vue aussi blême. A la réflexion si : je l’avais vue bien souvent dans cet état.

« Toutes les vérités ne sont pas bonnes à écrire » répondit-elle bien plus calmement que je ne l’aurais cru. Elle faisait des progrès. Ou alors, elle était blasée.

« Tu crois que l’égocentrisme n’est pas un bon sujet d’étude ? Après tout, c’est mon père qui voulait que je me concentre sur l’étude de la société.

- Je ne veux rien savoir des lubies de ton père, tu n’écriras rien sur toi. Il serait temps aussi que tu me parles sur un autre ton, n’oublies pas que je suis ta mère. »

Je repris mon stylo et ouvris le cahier sur une nouvelle page blanche. L’autorité est-elle une capacité innée ou acquise ? Je soulignai ce nouveau titre, j’y reviendrai peut-être un jour.

« Ma mère, oui. Il paraît » Ce n’était pas flagrant à son grand regret. Je la regardai. Ses yeux étaient si clairs qu’ils paraissaient délavés tout comme sa peau d’ailleurs. Elle plissait le front. Elle faisait toujours cela quand elle était en colère. Non, je ne lui ressemblais pas. J’avais hérité de la peau cuivrée de mon père et de ses yeux couleur de l’océan. Ma mère avait l'air de me le reprocher, ce qui ne me faisait ni chaud ni froid. Elle disait qu’en regardant mon père, on croyait voir se mouvoir comme des vagues dans ses yeux. Comme un océan calme qui incitait à s’y noyer avant de rejeter votre cadavre sur la grève comme on se débarrasserait de n’importe quel déchet. Elle avait dû être amoureuse de lui. On ne parlait pas avec tant de haine de quelqu'un qu'on n’avait jamais aimé. Peut-être avait-elle même pensé qu'il pourrait l'aimer.

Quand j’étais plus jeune, il m’appelait petite ou crevette parce que j’étais toute menue et que j’avais toujours été de petite taille. Je n’aimais pas qu’on m’appelle ainsi, mais il fallait avouer que même maintenant, à quinze ans, je commençais à peine à ressembler à une jeune fille. Comme il me manquait, mon père ! A sa mort, une partie de moi avait disparu comme arrachée, provoquant une douleur bien plus violente que n’importe quelle douleur physique qui, peu à peu, s’était estompée ne laissant qu’une horrible blessure, un trou béant, dans lequel s'engouffrait ma solitude. Seule comme jamais je ne l’avais été, j’avais perdu une part de moi, une part vitale, et pourtant, je n’étais pas morte. Peut-être aurait-il mieux valu.

« Déborah a appelé » continua ma mère me ramenant à la réalité « elle veut que tu l’accompagnes à une soirée.

- Et tu lui as dis non ?

- Je lui ai dit oui au contraire. Il est temps que tu te fasses une vie sociale, fais-toi des amis, sors avec des jeunes de ton âge, essaie d’avoir une conversation normale. Tu passes ta vie à la bibliothèque à fureter dans je ne sais quoi ou à traîner sur la plage comme une âme en peine. J'ai même entendu dire que tu ne te présentais pas aux cours ».

Quel drame ! Pensais-je de manière ironique devant l’air catastrophé de ma mère. Le but des études étant de réussir, quelle différence cela pouvait-il faire que je suive ou non leurs cours ennuyeux ?

« Qu’est-ce qui te gène maman » demandai-je tout en gribouillant autour de mon nouveau titre. « Ce que j’écris ? Ce que je dis ? Ou ce que je suis ? »

Un bruit sourd. La porte venait de claquer me laissant seule. Apparemment, c’était les trois.

« Où en étais-je ? » dis-je tout haut en ouvrant mon cahier sur une nouvelle page blanche.

« L’amitié ». Je soulignai ce nouveau titre et me mis à écrire : Quand j’étais plus jeune, j’avais un ami imaginaire. Il était parfait. Nous n’avions pas besoin de parler puisque nous partagions tout l’un et l’autre. Puis, je l’avais senti s’éloigner jusqu’à ce que sa voix ne soit plus qu’un murmure dans mon esprit. Parfois, j’avais encore l’impression de sentir sa présence, comme un reste d’enfance, mais l’age était impitoyable et avait mis fin à mon imagination. Je m’étais retrouvée seule. J’imagine que, si les jeunes avaient tant besoin de contacts humains, c’était pour combler le manque laissé par leurs rêves d’enfant. J’avais donc moi aussi tenté l’expérience de l’amitié en la personne de Déborah : Jeune fille insipide qui partageait mes heures de classe.

Je me souvenais bien du jour où je l’avais rencontrée. C’était l’année dernière. Je venais d’avoir quatorze ans. J’étais là depuis plus de trois ans. J’avais passé deux ans et demi en France et un peu plus de six mois en Angleterre. Depuis la mort de mon père, je ne parlais plus à personne et, de toute façon, personne ne pouvait me supporter. Elle était nouvelle et tenait absolument à faire bonne impression. Je n’avais pas prêté plus attention à elle qu’aux autres insignifiantes petites personnes qui traversaient ma vie, jusqu’au jour où une bande de ces sans-gêne sans cervelle l’avait bousculée, renversant une multitude de livres qu’elle avait bien tort de porter ainsi en équilibre. Je les avais vu arriver, ou plutôt entendus. Ils s'esclaffaient bruyamment, probablement de rien, n'imaginant pas quel humour pourrait être à la hauteur de leur quotient intellectuel. Ils s'étaient approchés de moi et le premier m'avait pointé du doigt.

« Toi », avait-il dit, « si tu te retrouves encore devant moi, tu vas voir. »

J’avais levé les yeux vers lui. Il me dépassait d'une tête au moins.

Pourquoi étais-je aussi petite alors que mes deux parents étaient plutôt grands ? Pensais-je soudainement en quittant mon cahier des yeux. Et à quinze ans, on ne grandissait plus beaucoup. Je soupirai et en revint à mon histoire :

« Que me feras-tu ? » Lui avais-je répliqué d'un air de défi en lorgnant sa tronche d’anguille avariée.

Je me repris, barrai ses mots et les remplaçait par : …en regardant son visage dans lequel on ne pouvait déceler la moindre parcelle d’intelligence.

Mon père avait toujours réprouvé la vulgarité. Il avait pris soin de m’enseigner un échantillon choisi de vocabulaire et il n’apprécierait pas de voir la façon dont je l’avais étoffé. Pourtant, ma métaphore était plus explicite. Je fis tourner mon crayon entre mes doigts et poursuivis : Il avait hésité, son doigt toujours pointé vers moi, et je lui avais fait signe de le retirer comme on chasserait une mouche. « Ton existence fait honte à l'humanité entière Justin. »

Il avait sans doute cherché quelques réparties cinglantes.

« Venez les gars, cette larve n'en vaut pas le coup ». Avait-il dit en se détournant.

Quelle réplique percutante, quelle intelligence, et quelle lâcheté surtout ! N'empêche que, mon père n'aurait jamais admis qu'on me parle ainsi. C’était sa règle numéro un, comme il disait : « ne jamais laisser les autres nous manquer de respect » Tandis que ma mère, j’imaginais bien ses conseils : « ne fais pas attention à lui, et il ne fera pas attention à toi » Elle avait de nombreux adages dans ce style. Mon préféré, c'était : « tu le nargues ». Comme si j'y étais pour quelque chose.

Un jour, je leur ferais payer leur suffisance mais en cet instant, je m’étais contentée de le regarder s'en aller. Il avait la tête basse ruminant sans doute quelques mauvais plans contre moi qu’il n’oserait pas mettre en pratique.

C'est dans cet état d'esprit qu'il était tombé nez à nez avec Déborah. Dans un geste de vengeance qui ne lui était nullement destiné, il l’avait bousculé lui faisant renverser tous ses livres, mais ça, j’en avais déjà parlé.

Il avait alors bombé le torse, sa virilité enfin retrouvée, et avait continué son chemin en riant. Dans un moment de charité qui ne me ressemblait pas, je m’étais baissée pour ramasser les livres dispersés, avant de les tendre à Déborah. La suite m’était tombée dessus. J’avais pensé recevoir un merci poli et gêné avant qu’elle s’en aille le plus loin possible mais, au lieu de cela, elle m’avait dévisagée, paralysée, perdue dans une sorte de confusion mêlée de crainte irrationnelle, de curiosité et divers autres sentiments compliqués et après une grande inspiration, ce fut un flot de parole qui me submergea :

« Merci, moi c’est Déborah et toi ? » puis sans attendre la réponse : « je suis arrivée la semaine dernière. Je ne connais pas encore bien le lycée. En tout cas, je ne connais pas encore les personnes à éviter. » Rire. « Sinon ça a l’air sympa ici. Je commence à visiter le coin. Je crois que je vais me plaire. Je suis contente d’habiter près de la mer. Avant, j’habitais à l’intérieur des terres. On allait à la mer que pour les vacances. Et encore, pas chaque année. Ici, c’est cool, on peut se baigner après les cours. Enfin, je suppose qu’on peut le faire en été. Là, c’est sûr, il fait trop froid. Quoique en été, on n’a pas cours. Comment m’as-tu dit que tu t’appelais ?

- Ma mère m’appelle Val.

- J’habite dans le quartier neuf, tout au bout du dernier lotissement. C’est bien car ça donne sur un champ et ensuite une forêt. Il y a plein de balades à faire et quand le ciel est dégagé, on voit les étoiles. J’ai un télescope. J’apprends les constellations, c’est cool. Mais je vois que toi aussi tu as un traité d’astronomie, tu te passionnes aussi pour les étoiles ? C’est génial on va bien s’entendre.

- Il vient de la bibliothèque.

- Moi aussi, j’emprunte souvent des livres d’astronomie à la bibliothèque, mais je commence à avoir une belle collection perso. Viens chez moi, je vais te montrer.

- Maintenant ?

- T’as pas un vélo ?

- Si mais...

- Alors oui ! On y va de suite.

- Ma mère risque de s’inquiéter. »

C'était le dernier de mes soucis mais, sur le moment, l’excuse m’avait paru valable.

« Préviens-là, je te prête mon portable. Je l’ai reçu à noël dernier. Maman ne voulait pas au début, mais je lui ai dit que c’était pour la prévenir si jamais j’avais un accident. Ca lui a fait peur je crois. … »

Elle était comme ça Déborah, c’était un flot de paroles ininterrompu. En toute logique, j’aurais dû m’en débarrasser le plus vite possible. Mais, comme je disais, j’avais résolu d’expérimenter l’amitié et, ma foi, elle avait l’avantage, premièrement de ne pas me poser de questions, ce qui m’évitait de mentir, et deuxièmement, de me supporter, ce qui était suffisamment rare pour qu’on s’y attarde.

J’avais écouté distraitement tout en composant le numéro de chez moi : « maman, je rentrerai plus tard, je vais chez une copine. »

Silence au bout du fil puis « bien sur ma chérie sois là pour le dîner.

« Ma chérie » répétai-je doucement, depuis quand étais-je sa chérie ? Je fis une mine écœurée en me rappelant son ton douceâtre. Ce n’était pas parce que nous vivions maintenant sous le même toit qu’elle pouvait se permettre de telles familiarités.

« …Et alors, je lui ai dit que si je n’avais pas de portable et que j’étais prise sous une avalanche, on ne me retrouverait sans doute jamais et j’étoufferais sous la neige et mon agonie serait longue longue longue. »

J’avais récupéré le fil de la conversation tout en suivant Déborah. Je crois qu’elle parlait encore sur son vélo, mais les bruits de la ville couvraient sa voix. Moi aussi mon agonie était longue longue longue avais-je pensé tandis qu'on mettait pied à terre à l'entrée d'une petite maison de banlieue aussi simple que celle dans laquelle je vivais.

Une des premières choses que ma mère avait fait après la mort de mon père c'était déménager. Nous habitions dans une grande villa dans le sud de la France et un jour, elle m'avait traînée dans cette petite bourgade d’Angleterre sous prétexte que c’était là qu’elle avait grandi. Elle m’avait ouvert la porte de la maison dans laquelle j'habite aujourd'hui et m'avait dit avec un sourire triomphant que c'était notre nouvelle maison.

« Tu rigoles » avais-je répliqué « elle pourrait entrer tout entière dans notre salon ». Mais j’avais vite compris qu'elle ne plaisantait pas. Elle m'avait vanté les mérites de la cuisine équipée et de toutes ses machines très pratiques. Je lui avais répliqué que c'était encore bien plus pratique quand les domestiques portaient directement les plats sur la table. Qu'avait-elle inventé alors ? Qu'elle voulait prendre enfin sa vie en main et qu'elle préférait se tuer à la tâche et vivre dehors plutôt que d'utiliser un argent gagné de manière plus que douteuse par mon père.

J'étais loin de partager son avis et j’avais été profondément choquée par ses paroles. On ne tenait pas de tels propos devant une gamine de treize ans qui venait de perdre son père. Je n'avais aucune envie de vivre dehors moi. Ni même dans une maison en préfabriqué avec une cuisine équipée. J’avais tout évoqué pour éviter ce supplice : Le climat déplorable, les voisins trop proche, la laideur des lieux, encore une nouvelle langue à apprendre mais elle avait été intraitable et nous avions emménagé.

Je soupirai. Il fallait admettre que la maison de Déborah était bien mieux décorée que la nôtre. Un petit salon avec des canapés en tissu recouvert de coussins, une table basse, quelques magazines. C'était bien rangé dans l’ensemble, mais avec cette pointe de désordre propre à une maison habitée. Cela respirait la gaieté, la joie, la vie. L'ambiance rendait le lieu presque agréable. Presque. Ils étaient installés depuis deux semaines, pourtant, excepté l’odeur de peinture neuve, on aurait cru l’endroit habité depuis toujours. J’avais suivi Déborah dans sa chambre, son antre comme elle l’appelait. Elle regorgeait de posters de divers chanteurs et vedettes, une chaîne hi-fi dans un coin et une multitude de CD renversés pêle-mêle, des vêtements sur une chaise, un grand placard d’où débordaient quelques chaussettes, des photos de familles et d’amis arborant des visages souriants.

« …et enfin, là, c’est mon télescope, il est géant hein ? »

J’avais compris que j’étais arrivée au bout de la visite.

« Oui, oui, super. » avais-je dit distraitement

Elle avait continué à parler de tout et de rien, de ses chanteurs préférés, du film de la veille à la télévision, de ses cheveux qui ne tenaient pas en place, du jour où elle avait fait une tache sur son jean blanc, de ses parents qui travaillaient trop et rentraient tard car ils étaient exploités et moi, je l’avais écoutée m’ennuyant à mourir.

Ainsi, les jours passaient. Déborah parlait, j’écoutais, et elle m’ennuyait toujours autant. Et je n’aurais pas eu à la supporter si je ne m’étais pas retrouvée enfermée ici, loin de chez moi. Si quelqu’un, n’importe qui, s’était ne serait-ce qu’un peu préoccupé de mon sort. J’arrachai la page sur laquelle j’écrivais et la réduisis en petits morceaux. Cette démonstration de rage calma un peu mes nerfs à vif mais un énorme sentiment de lassitude m’envahit. J’étais si seule.

Mes pensées dérivèrent sur mon enfance. Encore une fois, je repensais à mon frère. Qu’était-il devenu ? Avait-il souffert autant que moi quand notre père était mort ? Sûrement oui. Pourtant, je n’en avais rien su. Je me penchai sur ma chaise et soupirai encore une fois. « Où es-tu mon frère ? Pourquoi ne viens-tu pas me chercher ? » J’eus l’impression de dériver dans un abîme de solitude. « Ne sais-tu pas que j’étouffe ici ? » J’avais dit plus forts ces derniers mots tapant rageusement du poing sur mon bureau. Comme d’habitude, seul le silence me répondit. J’étais seule dans ma chambre lugubre et vide, ma solitude juste troublée par un parfum de menthe.

***

« Ce soir, il y a la fête de Caroline, tu viendras dis ?

- Je n’ai pas été invité. »

Déborah m’avait plus ou moins obligée à venir chez elle voir son nouveau chat, une petite bête immonde se tortillant dans ses bras.

« Si, elle a invité toute la classe, tu te souviens ? Et ta mère m’a dit que tu viendrais. Bon, ce qu’on fera, c’est que tu viendras à la maison avant. Comme ça, on se préparera ensemble. »

J'eus un frisson d'horreur en imaginant la scène : Déborah faisant étalage de ses tee-shirts bon marchés, les fixant exagérément pour éviter de me regarder et les essayant les uns après les autres avec son petit rire hystérique. « Je sens que je vais vomir.

- Qu'est-ce que tu as dit ? »

Je ne m'étais pas rendu compte que j'avais parlé à haute voix.

J'ai dit : « Je dois partir.

- Bon, à tout à l’heure alors, pour la soirée.

- Je ne sais pas.

- Si tu viens, s’il te plait, ce sera cool.

- Bon, d’accord. »

J’avais acquiescé dans le seul but de pouvoir m’échapper plus vite. J’avais paniqué. Elle s’approchait beaucoup trop de moi, elle m’avait presque agrippé le bras en sautillant alors qu’elle savait très bien que j’avais horreur qu’on me touche. Pourquoi me collait-elle ainsi ? En plus, elle n'était même pas à l'aise avec moi. Elle se tortillait d'un pieds sur l'autre durant ses interminables monologues.

Je me précipitai chez moi, passai en trombe devant ma mère et m’enfermai dans ma chambre après avoir claqué la porte.

« Qu’est-ce qui se passe encore ?»

Ma mère m'avait suivie jusque dans ma chambre. Quand donc comprendra-t-elle que si je fermais la porte, c'était pour ne pas la voir ? Je soupçonnais fortement qu'elle le savait et agissait de la sorte uniquement dans l'espoir d'affirmer l'ersatz de pouvoir qu'elle avait encore sur moi. Ici, ils appelaient ça : autorité parentale.

« Maman, sois heureuse, ce soir, je teste le concept de vie sociale. Je vais à une fête.

- Pas si vite ma fille. Tu n’iras nulle part sans que j’en sache un peu plus sur cette histoire. »

C’était bien ma mère. Elle me poussait à sortir et, pour une fois que j’obéissais à ses désirs, elle changeait d’avis. Elle avait dû oublier que c’était elle-même qui avait dit à Déborah que je viendrais. « Pathétique » soufflai-je trop bas pour être entendue.

« Tu es sous ma responsabilité » continua-t-elle.

« J’ai quinze ans maman. Je suis en âge de choisir entre la famille de mon père ou de ma mère.

- Ton père est mort et ses règles stupides ne me concernent pas

- Mais les familles de Taegaïan ne sont pas mortes pour autant. »

Une douleur fulgurante me traversa et je me frottai la joue qu’elle avait giflée tandis qu’elle se mettait à hurler : « D'abord, tu ne peux pas les contacter et tu ne le pourras jamais et ensuite, s’ils t’ont ramené ici, c’est pour se débarrasser de toi. Tu ne te considères pas comme ma fille mais eux si. Ils ont autant d'estime pour toi que pour moi. C'est à dire, autant qu’une merde.

- Maman, tu es vulgaire ! » J’avais dit ça tranquillement, comme si de rien n’était. Je n’étais même pas fâchée. Elle n’en valait pas le coup. En plus, si réellement elle n’avait rien à craindre, elle n’aurait pas explosée dans cette colère disproportionnée.

Je m’approchai de la porte avec calme et sortis.

Il était encore un peu tôt pour aller chez Déborah. Je passai le temps en flânant dans le centre ville. Dans la vitrine d'une boutique, un mannequin trônait fièrement dans une chemise de soie pourpre sans doute trop décolletée et un pantalon noir, serti de fils brillants. J'entrai et interpellai une vendeuse pour qu’elle me les décroche. J’eus du mal à reconnaître la silhouette qui me faisait face dans le miroir de la cabine quand je l'essayai. La dernière fois que j'avais ramené ce genre de chose à la maison, ma mère avait piqué une crise comme quoi on n'avait pas les moyens de faire ce genre de folie. Je lui avais répliqué que nous avions amplement les moyens de faire des centaines de folies dans ce style et j'étais partie avant qu'elle me sorte sa rengaine sur l'argent sale. Cependant, après cela, j'avais pris le parti de l'écouter et je n'avais plus porté que de vieilles fripes informes, ce qui lui faisait honte même si elle n'avait jamais osé faire le moindre commentaire. C'était tout de même agréable de porter quelque chose de seyant pensais-je en souriant à la silhouette fine dans le miroir. J'ajustais mieux le haut pour mettre en valeur ma poitrine. Un peu petit. D'un autre coté, je verrais mal de gros seins sur un corps de crevette. Ma mère aussi était très fine. C’était la seule chose que j’avais héritée d’elle. Et les cheveux pensais-je en regardant les reflets auburn dans la masse de ma chevelure sombre. Je les portais aussi long que les siens si bien que de dos, on aurait pu nous confondre. Je pris la résolution de me les faire couper tout en payant la vendeuse avec la carte de ma mère.

J’arrivai chez Déborah à la nuit tombée. Elle était surexcitée.

« Tu t'es coupé les cheveux !! » hurla-t-elle comme s'il s'agissait de la nouvelle du siècle. « Ca te va bien. Cela dit, les cheveux longs, c'était bien aussi. Ca change je dirais. »

Quelle profonde réflexion elle m’avait encore sortie là !! Je soupirai et lui montrai mes achats. Elle s'extasia sur mon ensemble pour ensuite se plaindre que sa mère n'acceptait jamais ne fut-ce que de la laisser entrer dans ce genre de boutique prétextant le fait qu'elle n'avait qu'à attendre d'avoir les moyens pour cela alors que, justement, c'était quand on était jeune qu'il fallait porter de beaux habits et que, quand elle aurait les moyens, si elle les avait un jour, elle serait bien trop moche.

Je méditai un instant cette pensée que Déborah semblait trouver d'une grande profondeur et la classais mentalement avec les autres dans la rubrique sans intérêt.

Le début de soirée se passa comme prévu par les essayages de Déborah et ce fut le calvaire que j'avais envisagé. J’arrivai tout de même à simuler l’admiration devant une Déborah très fière dans un haut en mousseline beige, mais elle ne fut pas dupe.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Je commençai à me déshabiller à mon tour tout en répondant que je m’étais disputée avec ma mère.

C'était une excuse pratique. D'abord, parce qu'en général, c'était vrai et ensuite parce que le plus souvent, elle se rappelait une altercation qu'elle avait eue avec la sienne et, de là, pouvait embrayer sur ses malheurs et par conséquent, me foutre la paix.

Malheureusement, ce stratagème ne pouvait pas marcher à tous les coups.

« Je n’avais pas vu que tu avais un tatouage » s’époumona-t-elle au comble de l’excitation, « c’est super cool ». Elle effleura le motif derrière mon épaule droite et m’éloignai précipitamment. Elle ne parut même pas le remarquer « C’est un vrai en plus. On dirait un idéogramme, mais c’est compliqué. Ca représente quoi ? »

J’avais horreur que n’importe qui me touche. Je me sentais envahie. Même ma mère évitait mon contact.

« Moi aussi, j’aimerais me faire tatouer » continua-t-elle comme si de rien n’était « mais, mes parents ne voudront jamais. Ils sont supers lourds sur ce genre de chose. Ou alors un piercing ? Tu as fait comment pour convaincre tes parents ?

- C’est mon père qui me l’a fait quand j’avais onze ans pour faire enrager ma mère. » Explication simpliste mais après tout, pas si loin de la réalité. J’enfilai mes vêtements avant qu’elle ait le temps de voir que j’avais aussi un piercing dans le nombril et qu’elle m’en fasse une autre comédie.

La soirée me parut encore plus longue et ennuyeuse que tout ce que j’avais pu imaginer. C'était un ramassis de nouilles réuni en un même lieu. Ceux que je côtoyais tous les jours au lycée en fait. Ils paraissaient avoir encore régressés ce qui en soi, était un exploit peut-être digne d'intérêt. Déborah tenta de me pousser à danser mais un « non » clair, ferme et définitif mit fin à ses tentatives. Il était hors de question que je me tortille d'une manière grotesque avec cette population de bas étage. Je la vis ensuite porter toute son attention sur un crapaud boutonneux. J'eus un frisson d'horreur à l'idée qu'elle pourrait se frotter à ça. Les joues en feu et l’œil pétillant, elle dégageait un bonheur sans limite. Elle devait sans doute lui raconter l’histoire de sa vie.

Le pauvre.

Je restais ainsi à traîner devant le buffet, les yeux dans le vague. Personne ne m'adressa la parole mais je sentais les regards intrigués posés sur moi dès que je me détournais. J’inspirai calmement, me concentrai un instant et ne ressentis plus rien. A une heure du matin, j’estimais pouvoir partir sans honte et dis au revoir à Déborah après une mauvaise excuse.

Je me retrouvais enfin seule. Je me sentais revivre, débarrassée de ce monde, cette chaleur étouffante et cette musique incessante et c’est avec soulagement que je pris le chemin de la maison. Je repérai une ombre qui disparut subitement, tentai de la rejoindre sans trop d’espoir d’y arriver et repris ma route.

« Tu nous quittes déjà ?

- Lâche-moi Justin, et attache ton gardes du corps. »

J’étais très fâchée contre Justin. Au fond, s’il n'avait pas renversé les livres de Déborah, je ne les aurais pas ramassés, elle ne m'aurait jamais adressé la parole, elle ne m’aurait donc pas demandé de l’accompagner dans cette fête miteuse, et je n'aurais pas perdu mon temps ce soir. Le raisonnement était simpliste et je n’y croyais même pas mais il attisa la colère que j'éprouvais contre lui et contre la Terre entière. Justin était ce qu’on pourrait appeler le petit caïd du lycée. Un larve dégénérée pour qui seul comptait la force physique vu qu’il n’avait rien d’autre à mettre en avant. Il aimait par dessus tout la bagarre mais, même contre une simple fille, il ne se serait pas approché sans l'autre ahuri qui le suivait partout.

« Je voulais te dire en face que je ne t’aime pas. Je ne sais pas pourquoi, mais rien qu’à te voir, j’ai la nausée. Tu es trop bizarre.

- C'est tout ? »

Justin avait toujours eu un vocabulaire très élaboré et la bière qu’il avait ingurgitée n’arrangeait pas les choses. Cependant, j'étais presque flattée qu’il m’ait suivi tout ce chemin dans le seul but de me faire ce beau discours. En plus, il pourrait même arranger mes affaires pensai-je tout d’un coup.

« Non, ce n’est pas tout » continua-t-il d’une voix pâteuse « tu ne me fais plus peur » ajouta-t-il

Se rendait-il compte à quel point il était navrant ? Il venait d'admettre par là que je lui avais fait peur. En plus, il mentait d'une façon éhontée en disant que c'était du passé. J'avais horreur d'entendre les gens mentir.

Son garde du corps ne disait rien mais ne faisait pas le fier. Il ne devait pas être là de son plein gré.

Ils n'avaient pas attendu tout ce chemin pour m'aborder au hasard. L'endroit était mal éclairé et désert. Il n'y avait aucun bruit aux alentours, aucune maison d'où aurait pu sortir des lumières rassurantes, juste de vieux hangars désaffectés aux vitres cassées et des restes d’immondices laissés par des personnes peu scrupuleuses. Il fallait admettre que l’endroit était bien choisi. En plus, j’étais obligée de traverser le parc.

Nous étions seul, excepté une autre personne qui me suivait depuis au moins deux jours en pensant sans doute que j’étais assez stupide pour ne pas la voir alors que seul Justin pouvait être bête à ce point-là. Je m’engageai résolument dans le parc.

Ce fut Justin lui-même qui s’avança pour me frapper. En une fraction de seconde, j’envisageai la possibilité de m’être trompée et, instinctivement, je me protégeai le visage de mes mains et fermai les yeux. Quand je les rouvris, il était parti. Je portais la main à ma poitrine comme si ce geste pouvait calmer les battements disproportionnés de mon cœur. Justin avait filé, épouvanté et son acolyte avait hésité une fraction de seconde avant de le suivre sans trop comprendre pourquoi. De toute façon, ce n'était pas le style à comprendre quoi que se soit.

« Voilà à quoi en est réduite ma pitoyable existence » murmurai-je tandis qu’ils disparaissaient de ma vue. J'écoutais le crissement des graviers derrière moi sans oser me retourner. « Tu vois ce que je dois côtoyer tous les jours ? » un parfum léger et enivrant s'éleva en même temps qu'un souffle d'air froid. Je finis par me retourner tandis qu'une ombre s'éloignait de moi vers un banc à moitié caché sous un arbre.

« Tu n’as qu’à éviter de te promener seule la nuit dans ce genre d’endroit. » me dit-elle d’une voix neutre d’où ne transpirait pas la moindre émotion.

Je m’approchai et lui fis face. Dans le faible éclairage de quelques réverbères lointains, je distinguais à peine les contours de son visage et de sa longue chevelure sombre. Il faisait trop noir pour distinguer la couleur de ses yeux, mais je savais qu’ils étaient verts. Je les avais vus deux jours avant. J’étais sur la digue et je fixais la mer comme happée par ses effluves salés. Je m’étais retournée et je l’avais vue assise sur un banc. Elle avait ôté ses lunettes de soleil et s’était mise en devoir de les essuyer avec un fin mouchoir de soie. J’avais été intriguée par cette belle jeune femme si froide qu’elle paraissait de marbre. Elle avait levé les yeux sur moi, des yeux si verts, si profonds que j’avais eu peur de me perdre dedans. Ensuite, elle avait disparu.

« Je suppose que je dois te dire merci ?

- Tu n’es pas obligée » mais elle poursuivit : « Ton attitude était infantile et irraisonnée. Quelle idée de te jeter dans ce piège à rat avec ses deux nigauds à tes trousses ? N’aurait-il pas été plus sage que tu te contentes de faire demi-tour ? »

Je souris pour moi-même. Quand je l’avais vue, ou plutôt entraperçue furtivement en sortant de cette ennuyeuse soirée, mon cœur n’avait fait qu’un bond. Elle ne devait pas m’échapper cette fois.

« Ca fait deux jours que tu me suis. Tu imagines que je n’aurais pas su ce que tu es ? Tu n’es pas discrètes.

- En voilà une idée singulière ! Te mettre dans une situation inconfortable pour m’obliger à intervenir. Pourquoi n’être pas tout simplement venue me parler ?

- Pourquoi ne m’as-tu pas laissé le faire ?

- Tu n'as pas à me poser de question petite impertinente, mais par égard pour ton père, je vais te répondre. Disons, pour résumer, que je voulais analyser par moi-même la situation. Il semblerait que tu ne soies pas la seule à avoir des idées extravagantes.

- Je vais te l’analyser en vitesse la situation. J’en ai marre. je ne marche plus dans vos combines. Qu’est-ce que vous imaginez ? Que je vais rester moisir ici encore longtemps ? Ca fait presque cinq ans que je suis planté là.

- A peine plus de quatre, et tu es chez toi ici.

- Ca ne va pas non ! » Alors ma mère avait raison. J’avais bien été abandonnée comme un simple déchet. J’étais furieuse « Tu imagines que je vais supporter de vivre au milieu de ses gens-là ? Je ne resterai pas emprisonnée ici.

- Stupide ! Tu ne seras jamais plus libre qu’ici. N’as-tu pas envisagé que ton père avait pu t’amener ici pour que tu puisses mener la vie la mieux appropriée à ta situation ? Alors, fais ta vie et fiches-nous la paix »

Mais elle était bête ou elle le faisait exprès ? « Comment peux-tu parler de liberté ? Je vis dans le mensonge. Les gens sont stupides, méchants et sans aucun intérêt »

Je me mordis les lèvres me rendant compte à quel point mon discours était tout aussi simpliste et la réponse ne se fit pas attendre

- Parce que tu te crois mieux qu'eux ?

- Je veux être rattachée à Taegaïan.

- Tu veux être reconnue Adarii ! » Son sourire méprisant me transperçait mais elle insista tout de même : « Toi ! La fille d' Emma Diarety !» Elle avait dit ces derniers mots d'un ton encore plus dédaigneux que je ne l'aurais fait moi-même et j’aurais voulu rentrer sous terre. J'avais honte de moi, honte de ma mère, honte de tout.

Je pris une grande inspiration et refoulai mes émotions

« Oui. »

Un éclat de rire transperça la nuit.

« Tu es ridicule petite fille. Tu te cantonnes à te plaindre de ta situation, mais tu n’as jamais réfléchi à ce dont tu étais capable. »

Son regard me fit frissonner. Elle se leva et s’éloigna sans un mot.

- Non, criai-je, reviens.

- Oublies-moi.

Ces derniers mots résonnaient dans ma tête bien plus fort que si elle les avait criés. Je luttais de toutes mes forces. Elle ne m’aurait pas si facilement. Je ne la laisserais pas me manipuler comme un pantin. J’eus l’impression que tout basculait autour de moi. J’entendais une voix, très loin, fraîche et dure à la fois. Je m’agrippai à cette perception de toutes mes forces pour ne pas perdre conscience. Que disait-elle ?

« Lâche-là Sentim. »

Ce n’était qu’un murmure diffus.

« Ce n’est qu’une gamine indisciplinée, voire dangereuse.

- Tu fais ce que je t’ai demandé et tu ne discutes pas. »

Un instant encore je m’accrochai à une parcelle même infime de conscience. Je sentis son hésitation, sa contrariété, une odeur de menthe et une main fraîche sur mon front brûlant. Quelque chose me transperça le crâne. Je hurlai, et tout disparu.

***

Quand je m’éveillai, le soleil entrait à flot dans ma chambre. L’après-midi devait être bien entamé. Je tentai de me lever mais une violente migraine m’assaillit. Je me recouchai et fermai les yeux en me demandant comment j’avais pu arriver là, puis renonçai à réfléchir. J’avais déjà suffisamment mal à la tête, ce n'était pas la peine d’en rajouter. Pour l’instant, seul comptait le fait que j’allais sans doute rester un bon moment ici et que je devrais bien m’en accommoder le temps de trouver autre chose. Tous ça à cause de cette… Je me rendis compte que je ne savais même pas son nom. Si, je le savais. J’étais capable de m’en souvenir. Je me concentrai sur cette idée : « Sentim » j’avais entendu quelqu’un l’appeler Sentim. Qui était-ce ? Je nageais dans le brouillard. Ce n'était pas un nom Sentim. Ca ne voulait rien dire. Un surnom peut-être. Qui l’avait appelé ? En tout cas, c’était quelqu’un qui n’était pas là. Mon frère sans doute. Mon mal de tête empirait. D’abord, une aspirine, bien que je ne pensais pas que ce soit suffisant. Je sortis de ma chambre en m’appuyant sur la porte et me dirigeais dans la salle de bain pour me passer de l’eau froide sur le visage quand ma mère arriva aussi mécontente que d’habitude. Pitié, je n’avais pas le courage de me disputer maintenant. Mais elle n’avait malheureusement pas l’air de s’en soucier.

« Tu es rentrée tard » commença-t-elle « je me suis inquiétée. »

Je n’avais aucune idée de l’heure à laquelle j’étais rentrée ni même de la façon dont j’étais rentrée.

« Désolé » me contentai-je de répliquer « je ne sortirais plus. »

Je savais que ce genre de réflexion la mettrait dans l’embarras. Toute mère dans ce cas priverait sans doute sa fille de sortie, mais en ce qui la concernait, elle se désespérait de mon absence de vie sociale. Comme pour chaque conversation dangereuse, elle éluda le sujet et s’intéressa un peu plus à mon état.

« Mais tu as bu en plus » dit-elle affolée.

Merci ! Voilà qu’elle me donnait une excuse toute simple alors que je n’étais pas en mesure d’inventer un mensonge pertinent. Qu’elle croit que je m’abaissais à abuser de boissons afin de tomber aussi bas que ces faces d’asperge titubant en riant stupidement avant de s’écrouler dans leurs vomis. Au fond, elle préférerait sans doute cette vision à la vérité.

« Oui maman, j’ai trop bu.

- Et qu'as tu fais à tes cheveux ?

Elle avança sa main pour la passer dans mes cheveux courts. Je me reculai précipitamment. Ce n’était vraiment pas le moment qu’elle mette ses mains partout. J’avais suffisamment mal à la tête.

Je tanguai ainsi jusqu’à ma chambre sans lui répondre et m’écroulai sur le lit. Elle ne m’avait pas suivie. Je soupirai de soulagement, tentai encore un peu de réfléchir et dus sans doute me rendormir. Je rêvais que j’étais au bord d’une falaise face à l’océan. Je cherchais quelqu’un que je ne connaissais pas. Très loin en dessous de moi, j’entendais le flux et reflux des vagues se brisant sur les rochers. Mon regard se mélangeait au bleu de l’océan. Son odeur m’enivrait, toujours plus forte et salée et un immense sentiment de solitude m’envahit. J’étais seule, abandonnée. Combien de temps encore devrais-je vivre ainsi ? Le paysage devint flou. C’était comme si je m’ecartai tout en voyant encore ma silhouette sur la falaise mais ce n’était plus moi. C’était une ombre perdue dans la brume qui m’appelait et je ne comprenais pas. Je voulus la rejoindre mais un jeune garçon s’interposa entre nous apparaissant avec une netteté surprenante par dessus la brume. « Patience » dit-il prenant soudain l’apparence d’un garçon de mon age bien plus séduisant que les horreurs que je côtoyais. « La vérité et le Matin s’éclaircissent avec le temps » son image trembla avant de se fondre dans la brume. Je fis un pas pour le rejoindre « prends patience » entendis-je encore « et oublie-moi »

Il devait être tard. quand j’ouvris les yeux, la nuit était tombée. J’avais dormis la journée entière. Je me sentais beaucoup mieux même si ma tête me martelait encore, comme prise dans un étau. C’est la faim qui me tira hors du lit. Je réfléchis encore à ma rencontre de la nuit. Qu’est-ce que j’avais espéré ? Je descendis à la cuisine. Ma mère était occupée à préparer le repas. Je m’assis à table et la regardais. Peut-être devrions-nous apprendre à cohabiter toutes les deux. Nous vivions tout de même ensemble depuis presque cinq ans. Il serait temps de faire un effort. Je n’y croyais pas un seul instant. De toute façon, je ne croyais plus à rien

« Dis-moi maman, as-tu déjà réfléchi à ce que tu voudrais pour moi ?

- Comment ? »

Ce n’était pas la question qui l’avait étonnée, plutôt le fait que je lui parle.

J’attendis qu’elle finisse de réfléchir. Elle essayait sans doute de trouver les mots les plus appropriés afin d’éviter de me mette en colère. Il n’était pas normal qu’une mère ne puisse pas parler ouvertement à sa propre fille. Sans doute était-ce de ma faute. Elle parut avoir trouvé comment mener sa réponse : « J’aimerais d’abord, que tu quittes cette agressivité permanente et que tu soies heureuse. C’est vrai, je voudrais que tu fasses des études, que tu aies une vie saine et tranquille et que tu t’en contentes. »

Elle avait insistée sur le tranquille. Je le lui fis remarquer : « Qu’appelles-tu tranquille ?

- J’aimerais que tu évites d’avoir l’idée de tremper dans les complots de ton père, ce qui ne te mènerait à rien. »

Je pense qu’aucune des deux solutions ne m’attiraient. Ni la vie tranquille, ni les complots.

Ma mère sourit. A l’évidence, elle était bien contente d’avoir pu faire passer le message sans que je me mette dans tous mes états.

Pour la première fois, je réfléchis tout de même plus sérieusement aux deux propositions. Non, je ne reprendrais pas les travaux de mon père, il m’avait emmené ici et moi, tout ce que je voulais, c’était partir. Au fond, je ne savais quasiment rien des expériences qu'il menait ici. Je le voyais peu. Il était souvent absent, pour le plus grand plaisir de ma mère qui en avait profité pour s’insinuer de manière pernicieuse dans ma petite vie tranquille. Quand je lui demandais ce qu'il faisait, il se contentait de m'ébouriffer les cheveux. « Règle numéro 6 ? » demandait-il. Et je répondais en soupirant. « Ne pas confondre ceux qui posent les questions et ceux qui y répondent. »

Jamais, je n’avais pensé à lui répliquer « et si tu meurs avant que j’ai le droit de t’interroger ? » Règle stupide. Je repris le fil de ma réflexion première : L'idée d'une vie tranquille ne me déplaisait pas, mais pas ici. C'était hors de question. Pourrais-je vivre le restant de mes jours dans une petite maison de banlieue ? Non, impossible. Beaucoup trop réducteur. Je m'imaginais ne fus-ce qu'embrasser un des garçons du lycée. Quelle horreur ! Autant embrasser un animal. De toute façon, il faudrait qu'il ne détale pas en courant en me voyant. Je souris à cette pensée et le visage de ma mère s'illumina. Sans doute pensait-elle m'avoir convaincue.

Je m'empressai de lui ôter ses espoirs.

« J’en ai marre d'être toute seule.

- Peut-être que si tu étais plus gentille et avenante avec les autres, ils t’apprécieraient. Et puis, mets-toi à leur niveau, intéresse-toi aux sujets qui les préoccupent. »

Je fis une grimace de dégoût.

« Je vois » dit ma mère. « En ce qui concerne la franchise, qu’aurais-tu à cacher ? Les dix premières années de ta vie ? Ca peut paraître énorme pour toi qui n’as que quinze ans, mais je t’assure que, dans quelques années, personnes ne se préoccupera de savoir d’où tu viens.

- Tu plaisantes là ? » Je commençais à devoir faire de sérieux efforts pour rester calme.

« Je ne te demande pas d’oublier. Je veux dire que ta vie est ce que tu en fais. C’est ton futur qui est important et qui intéresse les gens. Ne te cantonne pas au passé. »

Je réfléchis encore « Donc, c’est maintenant que je dois me choisir un avenir ? »

Ma mère posa une assiette devant moi et s’assit de l’autre coté de la table « Tu le construis tous les jours ma chérie. »

Je frissonnais à cette idée, tous les jours qui passaient, je m’enfonçais d’avantage. Voilà l’image que j’avais. Je commençai à manger, mais la nourriture me parut insipide.

Je pris une grande inspiration et poursuivis « pourquoi m’a-t-on laissé ici après la mort de mon père ?

- Ton frère est venu me voir. On s’est mis d’accord ensemble pour admettre que c’était mieux pour tout le monde que tu restes ici. D’abord, c’est vrai, parce que tu es ma fille, et que pour rien au monde je n’aurais pu supporter de te perdre encore. Ensuite, parce qu’il ne faut tout de même pas te faire la moindre illusion, ils se moquent tous éperdument de toi. »

Le plaisir pervers qu’elle pouvait éprouver en disant cela était révoltant. Elle voulait se faire passer pour la gentille, la seule se préoccupant de moi. J’avais envie de crier que ce n’était pas vrai, que j’avais pleins d’amis et que tout le monde m’aimait bien mais une grosse boule dans la gorge m’empêchait d’émettre le moindre son. Etais-je bien sûre de tout cela ?

Pour une fois que j’essayais de parler tranquillement, ma mère faisait tout pour me mettre en rage et me rabaisser mais je ne me laisserais pas faire : « Si j’étais reconnue Adarii, personne n'en aurait rien à foutre de savoir qui est ma mère »

Ma mère ne souriait plus du tout. Elle avait posé sa fourchette et me regardait mi-effrayée mi-fâchée.

« Tu n'es pas Adarii et tu ne le seras jamais. Tu es ma fille. Je n’accepterai jamais que tu deviennes comme ton père. Il s'est servi de moi pour mener à bien des expériences plus que douteuses. Sais-tu qu'il a essayé de t'enlever à moi pour partir seul avec toi ? »

Dommage qu'il n'ait pas réussi pensais-je tandis qu’elle continuait ses lamentations pitoyables.

« Mais, jamais aucune manœuvre de sa part n'aurait pu me séparer de toi. Pendant des années je suis restée à supporter ces gens-là. J’ai même accepté de vivre comme une recluse. J’ai été obligé de faire croire que tu n’étais pas ma fille. Ils m'ont traité avec encore moins d'égard que la gouvernante, qu'il t'avait donné, car ils ne m'estimaient pas capable de t'élever. Ils exploitent tout le monde, ce sont des parasites. »

Ca y est, elle s’engageait dans un nouvel éclat. Elle adorait hurler ainsi. Comment pouvait-elle dire de telles choses et devant moi en plus. Elle me dégoûtait plus que jamais. Je lui criai presque : « C'est de ma famille dont on parle.

- Ta famille ! » Le rire de ma mère se fit hystérique. « Pauvre petite idiote. Tu n'es pas des leurs et tu ne le seras jamais. Tu es ma fille. Un être bien trop inférieur pour leur ego démesuré. Ils n'auront même pas l'idée de se préoccuper de ton sort. La seule chose que tu aies hérité d'eux, c'est ton sale caractère. Allez, file dans ta chambre et ne me parle plus jamais de ce genre de ça. »

Je me levai mais juste pour paraître plus grande. « Ne prends pas ce ton avec moi, maman. Tu entends, jamais.

- Et pourquoi ? Ici, c'est moi ta mère et toi ma fille. Tu me dois obéissance. Tu as été pervertie pendant trop longtemps, gâtée et pourrie, mais j'entends bien reprendre les choses en main. »

J'aurais voulu bondir, m'enfuir, mais pour aller où ? Pendant une fraction de seconde, je crus voir mon père me souriant. Règle numéro 3 me disait-il, et nous répétions ensemble : « Il faut toujours suivre les règles de l'endroit dans lequel on est. Du moins en apparence. » Et il me serrait dans ses bras puissants. « On fera quelque chose de toi ma petite »

Ce souvenir si vivant me calma. « Patience » soufflait une petite voix et ma colère tomba aussi vite qu'elle était venue.

« C'est cela maman. On verra »

Je me retournai tranquillement et partis vers ma chambre.

« Tu ne me fais pas peur Plu… Val » cria-t-elle encore

Je souris en montant l'escalier. Elle avait failli m’appeler par le nom que mon père m'avait donné. Elle avait menti : elle avait peur.

J’ouvris mon calepin sur une nouvelle page et me mis à écrire : Mensonge. Je soulignais ce nouveau titre.

Ici, il y a une sorte de culture du mensonge. Il existe même des mensonges dits de politesse.

Je m’arrêtais. Moi, je ne supportais pas d'entendre les gens mentir. C'était me prendre pour une imbécile d'imaginer que je ne m'en rendrais pas compte.

J’entendis un bruit de vaisselle cassée venant de la cuisine. Maman était en colère, elle devait avoir des doutes.

***

Gentille et avenante, voilà trois jours que je testais ces nouveaux concepts.

« Bonjour, dis-je en souriant, je peux m’asseoir ? »

La jeune fille poussa son assiette plus loin, afin de me laisser une place sur le banc à coté d’elle. Déborah était partie à l’autre bout du réfectoire et j’en déduisis qu’elle devait être encore fâchée. Deux jours plus tôt, elle était venue me voir pleurant toutes les larmes de son corps en m’annonçant que sa mère avait une liaison. « Et alors ?» avais-je répondu. Elle m’avait regardée, éberluée, parlant de trahison envers son père, de divorce et de je ne sais quoi encore. J’avais pris mon calepin et noté le mot fidélité que j’avais souligné en rouge comme je le faisais pour tous les titres. Ensuite, j’avais tracé deux colonnes. Une intitulée : Avantages et l’autre : Inconvénients. Après quelques minutes d’intenses réflexions, j’avais noté dans la case avantage : « suivre la norme sociale dominante ». Raison pas suffisante avais-je marmonnée en haussant les épaules. De là, Déborah s’était mise à hurler que j’étais sans cœur, froide et une troisième chose que je n’arrivais pas à me remémorer. Ha si, que je ne trouverais jamais d’homme, que j’étais de toute façon incapable d’aimer et que ce n’était pas étonnant que je fasse peur à tout le monde. Depuis, elle ne me parlait plus, ce qui était reposant.

La fille à coté de moi me fixait comme si elle craignait que je lui refile une maladie. Elle avait commencé par s’éloigner craintivement et maintenant, elle me scrutait comme hypnotisée, dès que je regardais mon assiette. Comment pouvait-on être gentille et avenante dans ce cas ? Je posai mon assiette et quittai le refectoire. Les cours n’allaient pas tarder à reprendre, mais je me dirigeai vers la sortie. On me laissa passer sans encombre et je m’engageai résolument vers le centre ville. Il faisait beau. Le soleil commençait à chauffer un peu. Le printemps n’est pas loin pensais-je. Je n’avais jamais mis les pieds dans ce quartier. En fait, je n’allais quasiment jamais en ville. Je préférais les promenades sur la plage et, de préférence, à l’écart du monde. Dans le centre, les rues étaient trop étroites. J’avais besoin d’espace. Cependant, l’endroit où je me trouvais était plutôt aéré. la rue était large et les enseignes des boutiques devaient attirer une clientèle de marque. Les trottoirs étaient bordés d’une rangée d’arbres d’où les bourgeons commençaient à éclore. Je marchais les yeux baissés afin d’éviter le regard des passants. L’heure de la reprise des cours était depuis longtemps dépassée et, qu’est-ce que je faisais là ? La question jaillit d’un coup en moi. Je la sentis s’effilocher et se fondre dans d’autres idées anodines, mais je la rattrapai. « Qu’est-ce que je faisais là ? » me répétais-je afin de le graver dans ma mémoire. Il ne faisait aucun doute que quelqu’un cherchait à me manœuvrer et y avait d’ailleurs presque réussi. Je secouai la tête. Non, pas à distance et pas depuis le lycée. Ce n’était pas possible. Pourtant ? Je cherchai autour de moi mais compris bien vite que c’était en moi que je la trouverais. Je crus sentir sa présence. Lâche-moi ! Je n’avais pas parlé tout haut, je me doutais qu’elle devait être loin, mais si mon hypothèse, aussi invraisemblable soit-elle, était la bonne, elle m’entendrait. La réponse fut instantanée. Viens ! J’eus l’impression que le mot, ou plutôt le concept était propulsé dans ma tête et je vacillai sous Le choc avant de reprendre mon souffle, immobile. « La garce ! » murmurai-je. Les gens autour de moi continuaient leurs occupations. Apparemment, personne ne s’était rendu compte de rien. Par réflexe, je commençai par faire demi-tour, obéir comme un pantin n’était pas mon genre, mais je ravalai ma fierté. C’était moi qui lui avais fait une requête. Si je voulais prendre mon avenir en main, je devais savoir ce qu’elle pouvait me proposer. Je repris mon chemin tel que je l’avais commencé et m’arrêtai devant un hôtel. C’était là, pensais-je sans savoir pourquoi. J’entrai et pris sans hésiter un couloir sur la droite menant à un petit salon de thé. C’était le genre d’endroit où la clientèle, sans doute des plus aisée, pouvait se détendre. Un coin tranquille pour lire ou discuter. Une musique douce sortait d’un piano renforçant l’ambiance feutrée, des voiles d’organdi se balançaient subtilement sous un léger courant d’air chaud venant des radiateurs. Je ne m’attardais pas sur l’atmosphère des lieux, j’étais de bien trop mauvaise humeur pour m’occuper de ses futilités.

Je m’assis à la table du fond, en face de la jeune femme aux cheveux noirs. Dans ce salon, elle était différente des autres fois où je ne l’avais aperçue que du coin de l’œil ou à moitié dissimulée dans l’ombre du parc. Je la jugeais plus jeune que ce que j’avais pensé de prime abord et bien moins impressionnante. Je lui donnais moins de vingt-cinq ans. Ses cheveux, lisses et brillants, lui tombaient jusqu'à la taille et ressortaient sur son tailleur pantalon d'un blanc immaculé. Elle tenait, d’une main parfaitement manucurée, une tasse de thé et me tendit l’autre sans un sourire, ni même un regard.

« Tu t’appelles Sentim. C’est bien cela ? » J'avais dit cela, sur un ton de défi. Je me souvenais son nom.

Elle se décida à me regarder d'un regard froid et hautain : « Non, je m’appelle Sentiment. Seuls mes amis m’appellent Sentim. »

Sans doute la nervosité, je me mis à rire : « Comment a-t-on pu se tromper autant quand on t’a donné ce nom ? »

Je ne vis pas le moindre de ses muscles frémir quand elle me répondit : « impertinente et prétentieuse Petite Pluie. »

Je ne relevai pas.

« Pourquoi m’as-tu si gentiment demandé de venir ? » dis-je avec ironie « Je suppose que ce n’est pas pour boire le thé ? »

Elle me toisa de haut en bas. Apparemment, elle était parfaitement à l’aise et, rien de ce que je pourrais dire ne l’atteindrait. Comme disait ma mère, pour ses gens-là, je n’étais pas digne du moindre intérêt. Elle était plus jeune que ma mère mais il émanait d’elle une puissance et une autorité que cette dernière aurait sans doute rêvée posséder.

« Je vais être directe » me dit-elle en remplissant ma tasse « je pense que tu es immature, irréaliste, voire même dangereuse. Je pense aussi que nous avons d’autres priorités que de s’occuper de toi. Si cela ne tenait qu’à moi, je te laisserais croupir dans ta petite vie moisie jusqu’à ce que tu prennes un peu de plomb dans ta jolie cervelle. »

Je remarquais à peine ses injures. Tout ce qui m’importait, c’est qu’elle avait accepté de me répondre. Malgré ses insultes, elle me prenait en considération. Tout en continuant à parler, elle posa une enveloppe sur la table. « Sacsayhuanan demain dix-sept heures. Ne sois pas en retard. Et au fait, quand nous nous sommes vues dans le parc, je te surveillais depuis une semaine, pas deux jours.

- Où est-ce ? » Dis-je en portant mon regard sur l’enveloppe.

« Débrouille-toi un peu bon sang. »

Je relevai la tête prête à répondre à ses insultes mais ne rencontrai que le vide. « Encore disparue » murmurai-je en moi-même. Je reportai mon attention sur l’enveloppe, l’ouvris et fis glisser entre mes doigts le papier qu’il contenait. C’était un billet d’avion. Un aller simple pour Cusco au Pérou. La chienne, elle n’aurait pas pu m’envoyer plus loin.

Je retournai chez moi, en me perdant un peu dans un dédale de rues que j’avais traversé à l’allée sans y prêter attention. Je m’arrêtai en route dans un cybercafé pour chercher des renseignements sur Sacsayhuanan. Le seul nom correspondant était un site touristique de ruines précolombiennes plus communément traduit Saqsaywaman qui se trouvait en effet au Pérou. Comme j’arrivais à proximité de chez moi, je ralentis. Je n’avais toujours pas décidé de ce que j’allais faire. Partir à l’autre bout du monde sur un coup de tête, sans même savoir ce que je trouverais là-bas et sans billet retour était de l’inconscience totale. Et rester ici, voulait dire y rester ma vie entière. J’arrivai devant chez moi, sans avoir pu démêler ce dilemme.

La porte était ouverte. Je supposais que ma mère était là. En effet, je la trouvai dans le jardin.

« Tu rentres tôt », me dit-elle, « tu n’avais pas cours jusqu’à dix-huit heure ? » Elle n’aurait rien pu dire de mieux pour me décider. Toute l’exaspération de la vie que je menais fondit sur moi. Pourtant, c’est d’un ton posé que je répondis : « Je m'en vais. »

Perdue dans ses plantations, ma mère ne releva même pas la tête. Aussi, j’insistai : « J'étouffe ici. Tu ne t'es jamais préoccupée de moi. Tu dis être restée pour moi mais depuis la mort de mon père, tu m'as fait déménager, tu me méprises, tu m'obliges à supporter ces gens dont je me fiche éperdument. Je ne peux plus continuer ainsi. »

Je pensais qu’elle allait se fâcher mais elle répondit très calmement sans même quitter son occupation des yeux.

« Et comment comptes-tu t’y prendre ? »

Je m'attendais à l'entendre crier, hurler, supplier mais sûrement pas à un tel calme. Elle ne m'en croyait pas capable. Alors c'était vrai ! Elle me considérait à l'égal de tous ceux qui m'entourait. Elle m'imaginait comme elle. J'étais au bord de la crise de nerf, et elle, elle continuait son jardinage comme si de rien n'était. Peut-être ne s’en rendait-elle même pas compte. De toute façon, elle ne savait jamais rien. Papa savait toujours quand quelque chose n'allait pas. Ma mère, elle m'aurait laissé crever. J'ouvris la bouche et la refermai sans rien dire.

A quoi bon, je l'avais prévenue. Ca suffirait.

Je montai dans ma chambre et rassemblai rapidement quelques affaires. Ma mère m'avait mise hors de moi sur le coup, mais à présent, je voyais une véritable aubaine. Je craignais qu'elle se reprenne et veuille m'empêcher de partir. Là, l'occasion était trop belle. Je ne savais pas quoi emporter. Je jetai un rapide coup d’œil autour de moi. Un bureau, un lit, des murs nus. J'ouvris les placards. Quelques vêtements tombèrent épars. Et puis zut. Je pris mon passeport dans le tiroir d'une petite coiffeuse et caressai un instant le bois du meuble. C'était le seul objet que ma mère m'avait laissé prendre lors du déménagement. Et encore, après d'âpres disputes. C’était mon père qui me l’avait offert pour mes onze ans. C’était la première fois qu’on fêtait mon anniversaire. Elle pourrait en faire ce que bon lui semblait, le brûler même, je n'en avais plus rien à faire. Je pris mon sac à main, enfournai dedans mon passeport et, à la dernière minute, pris aussi le petit carnet dans lequel j'écrivais mes réflexions. Je ne savais pas pourquoi, je n'avais pas envie qu'il finisse dans la cheminée du salon. Je descendis en marchant sur la pointe des pieds retenant ma respiration jusqu'à la porte d'entrée. Je me sentis soudain ridicule à me cacher ainsi comme une voleuse et pris une grande inspiration avant de crier : « au revoir maman ». Un murmure indistinct me parvint. Je n'allais pas pousser le vice jusqu'à écouter ce qu'elle disait. Je partis en courant.


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